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  • Les droits linguistiques en Ukraine : chronique d'un naufrage annoncé

Les droits linguistiques en Ukraine : chronique d'un naufrage annoncé

—

Nicolas Schmitt

(2015) 2 RDL 83
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INTRODUCTION

Dans la dernière biographie consacrée à François Mitterrand2, qui paraît opportunément en pleine crise ukrainienne, on découvre l’influence qu’a exercée Maurice Barrès sur le futur président. Dans son célèbre discours de 1899 « La terre et les morts », il en appelait à l’appartenance, non à une patrie abstraite, mais à une « France de chair et d’os ». L’union des Français devait à ses yeux s’exprimer par la polyphonie des provinces, des régions, des terroirs qui concourent au génie de la nation : « Respecter les particularités locales » était un impératif. Qui s’étonnera après cela que François Mitterrand ait lancé les lois de décentralisation en 1981 ? Quelle coïncidence que la découverte de cette ode au régionalisme au moment d’aborder l’histoire d’un pays qui a tant souffert de sa centralisation.

De l’importance du droit des langues

Les discussions sur la coexistence pacifique des communautés linguistiques, pire encore sur les droits linguistiques, sans compter celles qui touchent à la décentralisation – et là aussi : pire encore – au fédéralisme, sont souvent considérées par les politiciens qui détiennent le pouvoir comme d’aimables passe-temps pour professeurs émérites ou hyperspécialisés qui aiment à manipuler d’étranges concepts, comme les savants un peu fous qui traquent le boson de Higgs ou tentent de déchiffrer le méroïtique ou la tablette de Gradeshnitsa.

Ils ne sont pas pris très au sérieux, et c’est un tort, car en fait ces questions sont fort importantes et, contrairement au déchiffrement du mystérieux Linéaire A qui n’intéresse qu’un cercle limité de spécialistes, elles peuvent – dans un sens positif ou négatif – influencer la vie de millions de personnes.

De ce point de vue, ce qui s’est passé en Ukraine au cours des siècles, mais surtout des dernières décennies, et à plus forte raison depuis 1991, représente un cas d’école. On découvre en effet que la mauvaise gestion de tous ces éléments (langues, régions, nation) a conduit à une crise très grave, qui s’est soldée par des milliers de morts, des destructions massives, une crise économique doublée d’une crise diplomatique tout aussi aiguë, sans compter que tous ces problèmes sont loin d’être résolus, si tant est qu’ils le soient un jour.

De toute manière, les blessures que l’Ukraine s’inflige actuellement seront très longues à cicatriser. Amertume, méfiance, rancœur… autant de sentiments qui viendront perturber le bon fonctionnement d’un pays magnifique qui pourrait être le grenier à blé de l’Europe et une destination touristique de premier plan. Comment en est-on arrivé là ? Il vaut la peine d’examiner les dysfonctionnements qui, au fil des ans, ont créé cette situation inextricable, alors qu’un brin de sagesse aurait permis de calmer la folie des hommes.

De la difficulté d’obtenir des informations

Les Ukrainiens parlent ukrainien et russe. L’anglais n’est pas une langue nationale dans ce pays. En Suisse non plus d’ailleurs. Cela signifie que la grande majorité des publications et des travaux scientifiques concernant l’Ukraine sont écrits en ukrainien ou en russe. En Suisse ils le sont en allemand ou en français. Dans les deux cas, les chercheurs qui ne maitrisent pas les langues nationales sont réduits à la portion congrue des textes rédigés dans des langues étrangères, ce qui est particulièrement frustrant pour les sources légales et les textes officiels. Les sources les plus intéressantes, car les plus directes, ne sont que rarement disponibles.

Il faut ici saluer comme il le mérite le site Internet de M. Jacques Leclerc, collaborateur à la CEFAN [Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord, Université de Laval] et intitulé : L’aménagement linguistique dans le monde3. C’est une mine d’informations plus que précieuse, et quand on regarde la justesse de sa description de la situation linguistique dans le canton de Fribourg (Suisse)4, on peut penser que ses notations relatives à l’Ukraine (et qui représentent un volume considérable se chiffrant en dizaines de pages) sont également dignes de confiance.

Une autre précieuse source d’informations est constituée par la publication en ligne « Ukrainian Week ». Depuis janvier 2010, ses journalistes proposent en ukrainien et en anglais des analyses qui se veulent à la fois stimulantes et approfondies, et qui entendent éclairer toute la dimension fascinante et multiple de l’Ukraine, sa politique, ses relations internationales, sa culture et bien entendu son histoire, riche et complexe. Cette revue online offre une tribune non seulement à ses propres journalistes spécialisés, mais également à des spécialistes de la politique et de véritables politiciens, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays5. Les journalistes de leur côté prétendent présenter les affaires de l’Ukraine dans une perspective comparative tout en élaborant divers scénarios pour le futur.

Il reste enfin l’incontournable Wikipédia, toujours aussi pratique quand il s’agit de disposer d’informations dans une langue lisible, mais dont il faut bien recouper les données pour ne pas risquer d’être abusé par un internaute trop péremptoire dans ses affirmations.

Pour cette raison pratique et l’impossibilité de vivre cette question « de l’intérieur », il n’est pas question ici de se livrer à une analyse rigoureuse de la politique linguistique en Ukraine (qu’il est d’une certaine manière possible de trouver sur le monumental site de la CEFAN), mais plutôt de mettre en perspective les erreurs commises par rapport à ce que la sagesse eût commandé en terme de création de l’Etat national. Les Suisses et les Canadiens, qui cultivent soigneusement leur fédéralisme et leur bilinguisme, apprécieront.


I – LES DIVERSITÉS EN UKRAINE

La situation des langues en Ukraine est relativement complexe, et surtout manichéenne, et la grande erreur des gouvernements successifs est d’avoir voulu apporter une réponse simple à une question plus compliquée qu’il n’y paraît6.

De fait, du point de vue purement linguistique, les problèmes ne vont pas naître d’une situation très complexe, avec des dizaines de langues et des centaines de dialectes dont il faut aménager la coexistence (comme en Inde par exemple). La situation ukrainienne rappellerait plus celle du Canada avec la gestion d’un bilinguisme impliquant une langue majoritaire et une autre qui regroupe une importante minorité de la population. L’Ukraine n’a pas voulu gérer son bilinguisme et a préféré s’affirmer comme un Etat unitaire et monolingue. Mais ce déni de complexité a également concerné des éléments historiques, ethniques, économiques, régionaux voire religieux. Denis de Rougemont expliquait : « Le fédéralisme se caractérise par son amour de la complexité, par opposition au simplisme brutal des régimes totalitaires ».

Pour avoir une idée de la complexité ukrainienne, il faut d’abord se rendre compte qu’il existe deux éléments dans lesquels on découvre une relation majorité – minorité potentiellement conflictuelle : l’ethnie et la langue.

Ethniquement , on dénombre en Ukraine des dizaines de communautés, mais avec une grande majorité ukrainienne : 78 % de la population est d’origine ukrainienne et 17 % d’origine russe, ce qui signifie que 95 % de la population est relativement homogène. On est loin de la mosaïque ethnique.

Mais la dimension ethnique ne correspond pas forcément à la dimension linguistique : 67,5 % des Ukrainiens parlent ukrainien comme langue maternelle, contre 29,6 % le russe, et il ne reste donc plus que 2,9 % d’autres langues. C’est encore plus patent : l’Ukraine n’est pas un pays plurilingue mais essentiellement un pays bilingue. Les russophones ne sont pas toujours russes ; ce sont souvent des Ukrainiens russifiés ou russophiles en vertu du principe de proximité. Cependant – et c’est encore un paradoxe – les russophones avec 17 % de locuteurs forment quand même une majorité fonctionnelle, le russe ayant été LA langue de l’administration du temps de l’URSS.

Le russe et l’ukrainien sont semble-t-il des langues relativement différentes, comme le français, l’italien, l’espagnol et le portugais, qui sont pourtant toutes les quatre des langues latines. Certes elles présentent plus d’analogies entre elles qu’avec le chinois, mais un Français débarquant à Lisbonne est quand même perdu s’il veut entamer une discussion avec des Portugais (peut-être pas s’il s’agit simplement de commander un café), comme un Russe débarquant en Ukraine.

La situation se complique encore quand on sait qu’il n’y a pas un ukrainien « standard », mais plusieurs dialectes, que le russe dit kiévien n’est pas exactement le même que le russe de Moscou, et que les Ukrainiens rêvent souvent de « dérussification », surtout à Kiev.

Dès lors, on pourrait simplifier le tableau et constater tout simplement que l’Ukraine est partagée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. La constatation est juste sur le plan linguistique, mais elle ne prend pas en compte la dimension religieuse7, régionale ou économique. La situation est sensiblement la même en Suisse ou au Canada. La première est partagée entre une Suisse alémanique à l’Est et une Suisse romande à l’Ouest, le second comprend une vaste province francophone : le Québec. Mais ces deux pays ne sauraient eux non plus être réduits à leur dimension bi- ou multilingue. Ils ont dû la gérer, tout en tenant compte d’innombrables autres divisions.


II – BREF HISTORIQUE : RUSSIFICATION ET DÉ-RUSSIFICATION

L’histoire permet de comprendre beaucoup de choses ; les pays qui vivent un destin douloureux ont beaucoup de peine à surmonter les traumatismes. Un pays est toujours le fruit de son histoire : la réunion de l’Ontario et du Québec au Canada, la lente fédéralisation des cantons en Suisses à partir de 1291, ou alors en France une centralisation qui a débuté en 987 sous le règne de Hugues Capet. Aucun pays ne peut faire abstraction de son passé. L’Ukraine au surplus a dû compter avec des périodes de quasi colonisation suivies de décolonisation : comme en Afrique, les conditions sont remplies pour des transitions douloureuses. L’histoire de l’Ukraine à travers les siècles n’a jamais été simple (pour autant qu’un pays puisse traverser l’Histoire sans se blesser), mais il faut dire que l’histoire s’est montrée particulièrement dure envers ce pays. Preuve en est que sa population décroît : 51 millions d’habitants en 1989, 47 millions en 2001 et 45 en janvier 2014 (avec encore la Crimée)8.

Il n’est pas nécessaire pour qu’elle soit instructive de remonter le cours de l’histoire ukrainienne jusqu’à la Ruthénie. Deux siècles suffiront à comprendre les épreuves traversées. Lors du Congrès de Vienne de 1815, la Russie tsariste a obtenu une large partie de l’Ukraine en absorbant la Pologne.

Les tsars ont pratiqué une politique que l’on peut appeler de russification, surtout dans l’Est et le Sud, l’Ouest restant à l’époque dans l’Empire austro-hongrois. L’enseignement en ukrainien dans les écoles a tout simplement été supprimé. Pourquoi ? Le ministre de l’intérieur Piotr Valouïev estimait que la langue ukrainienne n’avait jamais existé et qu’il était donc ridicule et inopportun d’écrire en ukrainien9. Le tsar Alexandre III est allé encore plus loin en interdisant tout nom de baptême en ukrainien. Ainsi les Petro ont dû être remplacés par des Piotr (intéressant à l’heure où le président ukrainien s’appelle Petro Porochenko). Sommet de cette politique, le nom même d’Ukraine fut interdit : le pays a été rebaptisé « Petite Russie », par opposition à la « Grande Russie » et à la « Russie Blanche » (la Biélorussie ou Belarus).

De larges déplacements de population ont accompagné ces mesures. Comme les Russes avaient commencé à industrialiser l’Ukraine, des dizaines de milliers d’anciens esclaves russes démunis sont venus s’y installer, surtout dans l’Est et le Sud, après l’abolition du servage en 1861. Mais au fil du temps l’intransigeante autocratie des tsars a suscité des controverses de plus en plus virulentes, ponctuées de tentatives d’assassinats, dont celle qui a réussi contre Alexandre II, tué par une bombe le 13 mars 1881. Au début du XXème siècle, l’étau s’est desserré sur l’Ukraine. Mais les changements les plus profonds et les plus durables ont été induits par la Révolution d’Octobre.

En 1917, la partie orientale de l’Ukraine a proclamé son indépendance, suivie par l’Ukraine occidentale « carpatique » qui s’est affranchie de la tutelle austro-hongroise. Les deux parties se sont unies pour former une fédération en 191810. Un an plus tard, cependant, la Galicie orientale est devenue un protectorat polonais après la conférence de Paris.

L’histoire est un éternel recommencement. Proclamée en novembre 1917, la République autonome ukrainienne, dirigée depuis Kiev par Simon Petlioura, s’est trouvé opposée – 97 ans avant les événements du Maidan – à une république soviétique d’Ukraine, soutenue par les bolcheviques, dirigée par un certain Rakoski et basée à Kharkiv11.

Comme partout ailleurs, les Bolchéviques ont fini par l’emporter, et en 1922 ils ont annexé et réuni les deux parties précédemment fédérées pour former la République Socialiste Soviétique d’Ukraine, la deuxième d’URSS par la population (18 %) et la troisième par la superficie (3 %). Sous Lénine, on a pu sentir une certaine politique d’ouverture envers les nationalités, ce qui a conduit à un renouveau de la langue ukrainienne12. C’est la politique dite d’enracinement, l’idée étant de favoriser les besoins ethniques et culturels des minorités nationales de l’Ukraine. La langue ukrainienne a retrouvé une relative légitimité tout en restant limitée, notamment dans son vocabulaire.

Mais à partir des années 1930, sous le règne sanglant de Staline, les relatives avancées de l’ukrainien ont été stoppées net, remplacées par l’instauration d’une agressive politique de russification13. Celle-ci fut facilitée par le fait que l’Ukraine était (re)devenue la destination préférée des mouvements de migration décidés par Moscou. Dès que les Soviétiques construisaient une usine en Ukraine, presque toujours dans l’Est et le Sud, ils faisaient venir des Russes. Ce mouvement a entraîné une autre partition, industrielle celle-là : l’Est est resté le berceau de la vieille industrie lourde, alors que l’Ouest s’est modernisé. On ne saurait sous-estimer la portée de ce genre de clivage économique. On le voit en Belgique avec l’opposition entre la Wallonie francophone, bastion de l’industrie lourde en pleine déconfiture, opposée à la Flandre plus tertiaire qui rêve de revanche.

Depuis la Révolution d’Octobre, le nombre des Russes installés en Ukraine a été multiplié par trois : de 8,2 % en 1920, ils sont passés à 16,9 en 1959 avant d’atteindre 22,1 % en 1989. Les mentalités ont également évolué, d’une manière subtile et paradoxale, creusant une sorte de fossé entre l’Ouest et l’Est. La langue russe a progressivement réussi à reléguer l’ukrainien à l’arrière-plan social, surtout à l’est du fleuve Dniepr. Il en est résulté que le russe a fini par s’imposer dans toute l’Ukraine, notamment dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’enseignement supérieur, etc. Tout le vocabulaire technique ukrainien a été forgé sur le modèle russe, avec quelques adaptations phonétiques. Le russe est devenu le symbole de la réussite sociale, de l’instruction et de l’intégration urbaine. Pour l’Ukrainien, le Russe est devenu de manière très ambiguë tout à la fois le « grand frère », la référence, l’autorité, l’oppresseur redouté et méprisé (москаль ou Moscal, l’habitant de Moscou). Quant au Russe, il s’est mis à considérer l’Ukrainien comme un « provincial ». Progressivement des stéréotypes (toujours dangereux) se sont mis en place, qui opposaient d’une part, le paysan, le provincial, le non-instruit, le « grand bêta », autrement dit l’Ukrainien, et de l’autre le citadin, le cultivé, le débrouillard, le « petit malin », donc le Russe.


III – LA SITUATION JURIDIQUE DES LANGUES SOUS L’URSS

Cet arrière-plan historico-psychologique permet de mieux comprendre la situation juridique des langues dans le pays, empêtrée dans le va-et-vient constant mais teinté d’hypocrisie entre russification et dé-russification. De fait, l’URSS a représenté un magnifique exemple d’utilisation de ce que l’on pourrait appeler la « langue de bois ».

Les autorités soviétiques ont toujours présenté (dans le droit fil des théories de Lénine) l’épanouissement des nationalités d’URSS comme un « phénomène positif ». Mais officiellement, le régime considérait plutôt que le maintien des langues des nationalités devait demeurer un fait temporaire, dont il fallait bien s’accommoder avant l’émergence de la « fusion » des peuples de l’URSS dans la Grande Nation soviétique promise pour le futur, et dont la seule et unique langue ne pourrait être que le russe. C’est la raison pour laquelle les dirigeants locaux en Ukraine ont dû composer avec la prééminence (non officielle) du russe sur leur territoire, malgré les protections constitutionnelles dont bénéficiaient – hélas uniquement en théorie – les citoyens de l’Ukraine soviétique.

Ainsi, les articles 32 et 34 de la Constitution du 20 avril 1978 proclamaient l’égalité de tous les citoyens. Mais comme souvent en URSS, des abysses séparaient la théorie paradisiaque de la réalité qui l’était moins et qui voyait de facto la suprématie de la langue russe.

A – La suprématie de la langue russe

Malgré les dispositions du droit soviétique proclamant le droit de chaque citoyen au libre choix de sa langue, notamment en matière d’enseignement et de création intellectuelle, malgré tous les efforts apparemment consentis pour conserver, étudier et développer toutes les langues des peuples de l’URSS, malgré la préoccupation constamment affichée de l’État soviétique à l’égard des langues minoritaires, le russe conservait une préséance certaine sur toutes les autres langues, l’ukrainien y compris.

La situation était devenue tellement kafkaïenne en Ukraine qu’une majorité de parents préférait faire instruire ses enfants dans les écoles russes plutôt que dans les écoles ukrainiennes. Le russe était devenu la véritable langue de la promotion sociale, de la vie politique et de la réussite économique. Et pourtant, la Loi sur les langues de 1989, adoptée par la RSS d’Ukraine proclamait l’ukrainien comme langue officielle :

Article 2

1 Conformément à la Constitution de la RSS d’Ukraine, la langue officielle de la RSS d’Ukraine est l’ukrainien.
2 La RSS d’Ukraine garantit sous tous les aspects, le développement et le fonctionnement de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale (État, république) et locale, les partis politiques, les organismes publics, les institutions et les organisations fondées, les conditions nécessaires pour l’étude de la langue.

Malgré le caractère formel de la proclamation de l’ukrainien comme langue officielle de la RSS d’Ukraine, le russe est demeuré la « première » langue officielle, tandis que l’ukrainien est resté la « seconde ». Certes, après l’indépendance de 1991, la situation a considérablement changé, mais l’ukrainien n’aura pas de facto, partout sur le territoire de l’Ukraine, le statut réel auquel il aurait pu prétendre, notamment dans les oblasts du Sud et de l’Est, principalement dans les grandes villes.

D’autant plus qu’au cours de l’époque soviétique, le développement de l’ukrainien a été entravé par de constantes avancées de la langue russe. La grammaire et l’orthographe ont été sans cesse aménagées pour ressembler toujours davantage au russe. Cette situation a eu des conséquences sur la langue ukrainienne, à tel point qu’un Ukrainien surpris à parler sa langue dans un lieu public passait pour un « nationaliste » nécessairement suspect, voire dangereux! Evidemment, les autorités ukrainiennes, et cela dès 1989, ont voulu d’une certaine manière prendre une revanche. Qui les en blâmerait ? Mais le statut d’une langue peut-il dépendre exclusivement de son statut juridique ? Redresse-t-on d’un trait de plume une situation délicate ? Les Ukrainiens ont eu de la peine à comprendre qu’un virage à 180 degrés devait être négocié avec quelques précautions. Cette façon de procéder est toujours dangereuse car elle crée des frustrations. A une strate de frustrations vient s’ajouter une autre strate de frustrations… un cercle vicieux se met en place.


B – La Déclaration des droits des nationalités

Le 1er novembre 1991, la Rada (Parlement ukrainien) a adopté une déclaration solennelle : la Déclaration des droits des nationalités d’Ukraine14. Celle-ci a joué un rôle considérable au cours de la campagne électorale ayant précédé le référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, qui s’est déroulé le 1er décembre. Les citoyens des diverses nationalités ont pu croire que le nouveau pays allait construire un État démocratique légitime. En effet, l’article premier de la Déclaration garantit à tous les peuples, groupes nationaux et citoyens vivant sur le territoire de l’Ukraine l’égalité des droits politiques, économiques, sociaux et culturels. Quant à l’article 2, il rappelle que l’État ukrainien garantit à toutes les nationalités le droit de préserver leur habitat traditionnel, d’assurer l’existence d’unités administratives nationales, et d’assumer la responsabilité de créer les conditions propices au développement des langues et des cultures nationales. De son côté l’article 3 de la Déclaration a la teneur suivante :

Article 3

L’État ukrainien garantit à tous les peuples et groupes ethniques le droit d’employer librement leurs langues maternelles dans toutes les sphères de la vie publique, y compris dans l’éducation, l’élaboration, la réception et la diffusion de l’information.

À la fin de 1991, l’Ukraine s’est soustraite à la tutelle soviétique en proclamant son indépendance, ratifiée ensuite par voie référendaire le 1 er décembre de la même année. Le référendum a démontré que la grande majorité de la population, soit 90,3 % des citoyens toutes ethnies confondues, s’est exprimée en faveur de l’indépendance de l’Ukraine. C’est alors que le dernier dirigeant de la République socialiste soviétique d’Ukraine, Leonid Kravtchouk, est devenu le premier président de l’Ukraine post-soviétique (1991-1994), mais son investiture n’a eu lieu que le 22 août 1992.

C – Une indépendance qui commence mal…

L’indépendance de 1991 a permis aux Ukrainiens de gagner une liberté à la fois nouvelle et inespérée, mais très rapidement cette vague d’espoir a montré ses limites vis-à-vis des standards de l’Union européennes. Les Ukrainiens ont notamment été déçus par le fait qu’ils avaient toujours besoin d’un visa pour entrer en Europe et que certains passages frontaliers leur sont resté fermés. De manière très regrettable, on a vu se creuser une nouvelle faille – économico-européenne – entre Est et Ouest. Ainsi, la minorité hongroise, qui formait alors 13 % de la région frontalière a été tout particulièrement déçue de cette indépendance : alors que l’Ukraine piétinait, la Hongrie marchait d’un pas rapide vers la démocratie et la prospérité. Beaucoup d’Ukrainiens d’origine hongroise ont plié bagage pour prendre le chemin de l’Europe, perçue comme un eldorado. En quelques années, de 1991 à 1994, l’Ukraine a vu son PNB s’effondrer de 60 % et la moitié de la population tomber sous le seuil de la pauvreté. Or, les problèmes économiques sont souvent un catalyseur des autres problèmes.

C’est alors qu’un nouvel élément du clivage est intervenu. En septembre 1993, Leonid Koutchma a démissionné du poste de premier ministre pour remporter avec succès l’élection présidentielle de 1994, contre Leonid Kravtchouk. Son élection a relancé le clivage entre les ukrainophones de l’Ouest et les russophones du Sud et de l’Est. Le président, qui parlait fort mal l’ukrainien, a été élu grâce aux voix des russophones. De leur côté, les Ukrainiens de l’Ouest ont voté massivement pour son concurrent Kravtchouk. Leonid Koutchma a voulu stimuler l’économie, mais il s’est surtout singularisé par des affaires de corruption et par le rétablissement des relations économiques avec la Russie, autrement dit : il a poursuivi la politique néfaste de russification-dérussification15.

Symbole vertigineux de son inefficacité, Leonid Koutchma avait promis avant son élection de faire du russe une « langue officielle », tout en conservant à l’ukrainien le statut de « langue d’État », la distinction entre les deux termes étant très ambiguë (voir VI ci-dessous pour la même distinction en Suisse). Le président Koutchma n’a jamais tenu sa promesse et a préservé la dangereuse ambiguïté entre russe et ukrainien. Il a rappelé en décembre 2001 que le russe ne devait pas être considéré en Ukraine comme une « langue étrangère », tout en sachant très bien que le russe avait le statut de langue co-officielle de facto16. Ayant été président de 1994 à 2005, il porte une lourde responsabilité dans l’absence de solution légale donnée au binationalisme ukrainien.

D – L’État de droit et les minorités nationales

La difficulté que les autorités ukrainiennes n’ont pas réussi à surmonter est la suivante. Au lieu d’assumer la dimension fondamentalement binationale et bilingue de l’Ukraine, elles ont tenté de fonder une « nation » ukrainienne sur la base d’une langue nationale, l’ukrainien, assortie de l’obligation de faire des concessions importantes aux minorités, notamment la minorité russe. Mais elles ont échoué, car il s’agissait là d’une sorte de « jésuitisme » juridique qui ne correspondait pas vraiment à la réalité et n’a cessé d’entraîner des difficultés dans l’application des droits de la majorité et de ceux des minorités.

Voilà qui rappelle la dimension existentielle de la question linguistique ; si elle n’est pas résolue de manière satisfaisante et globale, l’Etat doit faire une sorte de grand écart constitutionnel et idéologique entre la préservation des minorités et la préservation de l’unité. Cela ne peut pas être convaincant. C’est ce qu’on appellerait en Europe du multiculturalisme Canada Dry : cela ressemble à du multiculturalisme, mais cela n’en est pas.

C’est aussi la preuve que tout est lié : le droit, les langues, le fédéralisme, la tolérance, et que des politiciens qui ne sont pas mus par le bien public peuvent causer des problèmes catastrophiques. Les plus hautes autorités ukrainiennes ne se sont pas singularisées par leur efficacité ni leur probité, et on voit le résultat. Des Poutine ou des Erdogan, parmi tant d’autres, peu soucieux d’accomplir un travail de fond pour affermir l’Etat plutôt que leur ego, peuvent aussi entraîner leur pays sur une pente dangereuse.

E – La Révolution Orange et les nouvelles élections présidentielles de décembre 2004

La révolution dite « Orange », qui a tellement fait parler d’elle, a été une tentative de mettre fin à la corruption généralisée entourant la présidence Koutchma à l’approche des élections présidentielles qui se sont déroulées le 31 octobre et le 21 novembre 2004. A la suite de soupçons de fraude, mais aussi de la pression populaire exercée par la Révolution Orange, la Cour suprême a annulé le résultat du second tour qui donnait vainqueur l’ancien Premier ministre Viktor Ianoukovytch sur Viktor Iouchtchenko. Finalement, c’est ce dernier, jouant la carte de l’Europe et du libéralisme, qui l’a emporté bien que son adversaire ait maintenu ses solides positions dans l’Est et le Sud du pays, russophone et russophile. Une fois encore, la médiocrité et l’aveuglement de la classe politique, leur focalisation sur leurs intérêts personnels plutôt que sur le bien du pays, ont fait que les autorités ont joué la carte de la polarisation plutôt que celle de l’intégration. Comme on a pu observer, à travers plusieurs élections, une préférence pour les candidats pro-européens en Ukraine du nord-ouest jadis soumise à l’influence polono-lituanienne, et pour les candidats pro-russes en Ukraine du sud-est jadis soumise à la domination turco-tatare et délivrée de celle-ci par les cosaques et la Russie, cela signifie qu’une polarisation politique est venue s’ajouter à la polarisation linguistique, sans compter la polarisation économique.

En Suisse en 1847, cette superposition des oppositions, qui ne mettait pas seulement aux prises catholiques et protestants, mais en plus deux systèmes économiques (les premiers étant conservateurs et les seconds libéraux) et deux desseins pour l’avenir de la Suisse (confédéral pour les catholiques et fédéral pour les protestants), a conduit à une guerre civile, la guerre dite du Sonderbund (par chance bien moins dévastatrice que la guerre en Ukraine, car les faibles catholiques ont très vite dû s’incliner et accepter la création d’une fédération sur le modèle américain).

La situation n’a cessé de s’envenimer entre le candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch et le candidat pro-européen Viktor Iouchtchenko. Russophones et russophiles ont cru qu’ils faisaient face à des « nationalistes frustrés » qui allaient brimer leurs droits et que le candidat Iouchtchenko voulait entourer leurs régions de barbelés et y mettre le feu. Chez les Ukrainiens, des murs ont été couverts d’expressions telles que « Moscovites, sortez! ». Le régime alors en place a même brandi le spectre de la guerre civile entre l’Ouest ukrainophone et gréco-catholique, et l’Est russophone et orthodoxe. En fait, il faut admettre que les conflits entre l’Ouest ukrainophone et le Sud-Est russophone ont été exacerbés par des politiciens des deux clans, qui avaient intérêt à diviser le pays pour mieux régner : les « bons oranges » contre les « mauvais bleus », ou sa variante les « bons bleus » contre les « mauvais oranges ».

Si l’on devait une fois encore comparer avec la situation en Suisse, on se rend compte dans une telle situation que la notion de neutralité, qui peut paraître aux yeux de certains comme une attitude pleine de pusillanimité réservée aux petits pays, est en fait un formidable facteur de préservation de l’Etat. Quand un pays risque d’être écartelé entre des blocs antagonistes, il devient essentiel de tout faire pour éviter de verser de l’huile sur le feu. Les dirigeants ukrainiens, eux, n’ont jamais rien entrepris pour tenter de fédérer les éléments polarisants.

Ainsi, ce sont les ukrainophones de l’Ouest qui ont fait la Révolution Orange, pas les russophones de l’Est, ni vraiment les ukrainophones de Kiev, qui ont toujours été plus conciliants, bien que, eux aussi, en aient eu ras-le-bol de la corruption généralisée. Mais les pancartes dans la foule de la Révolution Orange à Kiev ne portaient aucune inscription en russe. Le 23 janvier 2005, soit après son élection à la présidence de l’Ukraine, Viktor Iouchtchenko déclarait aux Ukrainiens massés sur la place de l’Indépendance :

Nous sommes libres. L’ancienne ère est révolue. Nous sommes désormais un pays nouveau […] Nous autres, citoyens d’Ukraine, sommes devenus une nation ukrainienne unie. Il est impossible de nous diviser ni par les langues que nous parlons ni par les confessions que nous professons ni par les idéologies que nous choisissons. Nous avons un destin ukrainien. Nous avons une fierté ukrainienne. Nous sommes fiers d’être Ukrainiens17.

Bien qu’ukrainien russophone de naissance, Viktor Iouchtchenko, s’est toujours exprimé en ukrainien devant la foule. Avioutskii décrit – hélas – très bien les enthousiasmes suscité par ce nationalisme ukrainien auprès d’une partie seulement de la population, et le fait qu’il s’agissait d’un tigre aux pieds d’argile : de belles phrases ne reposant sur rien de sérieux, et notamment pas sur la volonté de mettre fin à la corruption viscérale du système ni à sa polarisation dangereusement grandissante, notamment en essayant de concilier en des termes juridiques harmonieux le bilinguisme existant de facto en Ukraine.

Par la suite, les autorités ukrainiennes se sont enfoncées toujours plus bas dans le marasme. Crise politique, motion de censure, remplacement de Viktor Iouchtchenko par Viktor Ianoukovitch, emprisonnement de son opposante – et ancienne premier-ministre – Ioulia Tymochenko, au point que Jean-Baptiste Nadet, grand connaisseur de l’Ukraine, parle d’une « présidence de bas-fonds »18. C’est contre cette présidence inefficace et corrompue que les Ukrainiens ont protesté en se réunissant sur le Maidan, et c’est peut-être bien cette pression qui a incité Vladimir Poutine à abattre ses atouts19.


IV – A PROPOS DE NATION

Une des grandes erreurs commises par les Ukrainiens, surtout après l’indépendance en 1991, est d’avoir tenté de créer artificiellement une sorte de « Nation ukrainienne »20 au lieu de pratiquer le système suisse de la « Willensnation ». C’est une erreur universelle qui méconnaît un des grands avantages du fédéralisme : les fidélités multiples21. Dans un Etat fédéral, il est possible de se sentir proche de son Etat, et même fier de lui, tout en revendiquant d’autres appartenances, linguistiques, régionales ou religieuses, la variété des identités ne s’excluant jamais. On dit toujours que les Suisses ne sont Suisses qu’à l’étranger. Sitôt rentrés au pays, la dimension cantonale devient beaucoup plus importante, et à l’intérieur de chaque canton les dimensions locales s’accentuent, selon que l’on est de la ville ou de la campagne, du lac ou de la montagne : ce sont des différences qui en Suisse revêtent une importance beaucoup plus grande qu’un étranger pourrait imaginer. Il ne faut pas tenter de les estomper et de donner aux citoyens l’impression qu’en n’entrant pas dans le moule classique ils deviennent des citoyens de seconde zone.

La question linguistique aurait pu créer des passerelles entre les différentes parties de l’Ukraine, mais le nationalisme a été le plus fort.

Ce nationalisme un peu artificiel est poursuivi jusqu’à l’entêtement. En mai 2014, le vice premier ministre de l’époque a annoncé au cours d’une conférence de presse très suivie (nous y étions), un plan de décentralisation, mais qui était limité aux collectivités locales22. Comme l’ont rappelé plusieurs experts présents à ce moment, l’Ukraine comportant un grand nombre de municipalités, le poids relatif de chacune d’entre elle reste très limité, de sorte que cette ébauche de décentralisation est très loin de représenter une véritable prise en compte de la dimension « binationale » du pays.

Une Russie en embuscade

Une deuxième erreur commise par les dirigeants ukrainiens (qui ont été aidés dans leur naïve ignorance par les Occidentaux) tient à la méconnaissance du danger extérieur. Quand un pays fraîchement indépendant évolue sous les yeux d’un voisin aussi impérieux que la Russie, il convient de faire attention à ne pas le vexer.

Une gestion de la politique linguistique respectueuse de la langue minoritaire peut permettre de ne pas envenimer ses relations avec l’ « Etat-parent » (le fameux « kin-state ») des régions concernées23. C’est le rôle fondamental joué par la neutralité dans la construction de la Suisse. Pourquoi la Suisse s’est-elle déclarée neutre ? Avant tout pour ne pas attirer l’attention et ne pas froisser la susceptibilité des grandes puissances qui n’ont jamais cessé de l’entourer. Simultanément, dès le moment où la Suisse est devenue plurilingue (car elle l’est devenue essentiellement après que le pays eut été redessiné par Napoléon), les trois langues principales ont immédiatement été mises sur pied d’égalité pour éviter que les minoritaires ne soient tentés d’appeler les grands voisins à leur secours. Tout est lié. Le statut des langues se joint ici à la neutralité pour contribuer à la survie de l’Etat.

On fête cette année le bicentenaire du Congrès de Vienne. « Le 20 mars 1815, le Congrès de Vienne déclare qu’un acte sera établi “portant la reconnaissance et la garantie de la part de toutes les puissances de la neutralité perpétuelle de la Suisse dans ses nouvelles frontières” dès que la Suisse aura donné “son accession aux stipulations relatives à la constitution de son territoire”. Le 27 mai, la Suisse adhère à cet arrangement et, le 20 novembre, elle obtient sa charte de neutralité. »24 On lit dans le texte cette formule : « Les puissances signataires de la déclaration du 20 mars reconnaissent authentiquement, par le présent acte, que la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse et son indépendance de toute influence étrangère, sont dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe entière ».

Dans le cas de l’Ukraine, il était à prévoir que l’ours russe ne tarderait pas à ressortir ses griffes, une fois passée la période de grande faiblesse du pouvoir central qui a succédé à l’implosion de l’URSS. Paradoxalement, ce regain de puissance du pouvoir central en Russie a des effets aussi bien sur la Russie elle-même que sur l’Ukraine25. En Russie, le fédéralisme instauré par la constitution de 1993, fédéralisme voulu par Boris Eltsine, est désormais considéré sous l’angle d’une faiblesse passagère de l’Etat central, et donc comme un système pouvant/devant être supprimé maintenant que ce même Etat central a repris des forces sous la présidence de Vladimir Poutine26.

Gouverner c’est prévoir. Il est dommage que les autorités ukrainiennes aient omis de songer à leur encombrant voisin au moment de régler la question linguistique. D’une certaine manière, l’Ukraine a donné à la Russie les verges avec lesquelles elle a été sévèrement battue. Les événements vécus sur le Maidan de Kiev (la désormais tristement célèbre place de l’Indépendance) laissent supposer que la Russie était aux aguets du moindre faux pas de l’Ukraine pour justifier son intervention. Certes, il serait présomptueux d’affirmer qu’une meilleure gestion des langues aurait permis d’éviter la catastrophe, mais globalement il n’est pas interdit de penser qu’une meilleure gestion du caractère fondamentalement binational de l’Ukraine aurait désamorcé la crise, car les régions séparatistes de Donestsk et Lugansk n’auraient pas été enclines à soutenir les mouvements indépendantistes. Pensons au Canada ou à la Suisse qui, pour la seconde, n’a jamais connu de tel mouvement, et pour le premier a toujours su gérer le bilinguisme de manière à éviter – malgré de chaudes alertes – la scission du pays.

Tout occupée à se remplir les poches, la classe dirigeante ukrainienne ne s’est pas rendu compte que son déni de la réalité (à savoir le bilinguisme/multiculturalisme fondamental de l’Etat ukrainien) devenait de plus en plus dangereux à mesure qu’augmentait le pouvoir de Vladimir Poutine. Il n’est pas question ici de discuter de l’implication de la Russie dans les événements ukrainiens, mais même s’il s’agit d’une pure spéculation, on ne peut s’empêcher de se demander si la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État de 2012, jugée insuffisante par les Russophones et Russophiles, n’a pas joué un rôle de catalyseur. Quand on regarde la chronologie des événements en 2014, il est difficile d’imaginer que tout n’était pas planifié.

Dans la nuit du 17 au 18 février 2014, les manifestations anti-corruption plutôt bon enfant sont soudainement réprimées dans le sang, causant la mort d’environ 80 personnes27. Le 22 février, le Parlement vote la destitution du président Ianoukovitch, apparemment en fuite à l’est du pays. L’opposante Ioulia Timochenko est libérée et fait sa première apparition publique le soir sur la place de l’Indépendance après deux années de détention.

Le lundi 24 février 2014, les Occidentaux s’organisent pour mettre en œuvre une aide évoquée la veille. Catherine Ashton, la chef de la diplomatie européenne, se rend dans le pays. De son côté, le pouvoir de transition demande 35 milliards d’euros d’aide, tandis que le Premier ministre russe Dmitri Medvedev juge « aberrant » de légitimer un gouvernement « qui est en fait le résultat d’une révolte ».

Le mardi 25 février 2014, le chef de la diplomatie américaine John Kerry met en garde la Russie contre toute intervention militaire. Le président ukrainien par intérim Olexandre Tourtchinov émet lui aussi une mise en garde contre toute tentative d’action de la flotte russe en mer Noire.

Rien n’y fait : le lendemain déjà le drapeau russe est hissé sur le toit du parlement de Crimée où ont lieu des affrontements entre pro-russes et pro-occidentaux. Tout le monde connaît la suite : le 18 mars 2014, à la suite d’un référendum tenu le dimanche 16 mars28, le gouvernement russe annonce que la République de Crimée (correspondant à l’ancienne République autonome de Crimée) et la ville de Sébastopol, anciennement ukrainiennes, deviennent deux nouveaux sujets fédéraux de la Fédération de Russie. Depuis lors, la guerre dans l’Est ukrainien a fait des milliers de victimes et n’est pas prête de s’éteindre.

Pour les élites russes, il ne doit pas y avoir de nation ukrainienne, puisque de fait l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie29. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les Ukrainiens ont voulu constituer une nation ukrainienne forte, mais ils s’y sont mal pris, jouant une triste resucée de la fable de La Fontaine « Le chêne et le roseau ».


V – L’UKRAINE COMME « NATIONALIZING STATE »

Depuis deux siècles, la question linguistique n’a jamais été résolue en Ukraine. Elle suscite continuellement des passions et des controverses. L’Ukraine est restée de plus en plus polarisée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone, et cette situation n’a jamais été remise en cause. Compte tenu de l’importance des russophones et des ukrainophones russophiles, il était évidemment malaisé de trouver un accord national pouvant rallier l’ensemble des ukrainophones et des russophones. Comme les présidents successifs n’ont pensé qu’à s’enrichir au détriment de leur pays, ils ont laissé les rapports de force s’envenimer jusqu’au point où plus aucune solution n’était acceptable pour les deux grands groupes impliqués.

La Loi sur les langues de 1989 ne pouvait plus satisfaire les ukrainophones, mais encore moins la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État de 201230. Reflet de la polarisation marquant le pays, ces deux lois sont considérées par les ukrainophones comme trop axées sur le bilinguisme, alors qu’elles ne le sont pas assez du point de vue des russophones. Pourtant, il faudra bien, un jour, que tous les Ukrainiens trouvent une solution satisfaisante à cet épineux problème. Il faudra que la solution soit avantageuse pour tout le monde, mais le travail de persuasion requis est énorme et les autorités sont dépassées ou peu intéressées. Le projet de loi de 1996 (Loi sur le développement et l’usage des langues en Ukraine) aurait sans doute mieux correspondu à l’Ukraine d’aujourd’hui, mais des considérations politiques ont empêché jusqu’à présent qu’il soit adopté31.

Au lieu d’adopter des politiques fédératrices (au sens de globalisantes), l’Ukraine n’a cessé d’être tiraillée entre russification et dérussification. Les autorités ont misé sur l’ukrainisation des russophones et des autres minorités. L’ukrainisation se heurte encore à une très forte résistance tant de la part des russophones que de la part des ukrainophones russophiles. C’est pourquoi toute solution devrait obligatoirement passer par l’abandon d’une nation ukrainienne caractérisée par une seule langue et une seule culture.

Ce type de politique permet à Brubaker de qualifier l’Ukraine de « nationalizing state » : « Un Etat ethniquement hétérogène, mais dont les élites promeuvent la langue, la culture, la politique et les succès économiques du groupe ethnique dominant »32.

À long terme, l’Ukraine devra renoncer à cette notion inappropriée : « un pays, une nation, une langue ». Il faudra donc privilégier la notion d’une « nation politique » plutôt qu’une « nation ethnique » irréaliste. Ainsi, la formation d’une identité ukrainienne, fondée sur des bases politiques plutôt qu’ethniques, pourrait être possible. Mais il reste encore beaucoup d’obstacles à surmonter avant de voir cette éventualité se concrétiser, car il va falloir adopter une nouvelle législation linguistique qui, bien plus que d’assurer la primauté de l’ukrainien tout en accordant des droits importants aux minorités régionales (ce qui semblait déjà inconcevable), affirme le bilinguisme de l’Ukraine. Cet équilibre semble difficile, voire impossible, à atteindre. L’exemple de la Suisse ou du Canada montre cependant que le défi peut être relevé avec succès.

Entre-temps, la guerre se poursuit et l’implosion de l’Ukraine menace.

Sur le plan linguistique, plutôt que de progresser, la situation est bloquée, car la très contestée Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État de 2012 (n° 5029-VI) a été abrogée par une majorité pro-Ukrainienne le 23 février 2014. Cette loi, qui avait été adoptée dans des circonstances troublées par une majorité pro-russe, comprenant un fort groupe de débutés russophones avec l’appui d’un certain nombre de collègues ukrainophones russophiles (voir ci-dessus), accordait certaines prérogatives à la langue russe, mais aussi aux langues régionales ou minoritaires parlées en Ukraine et mentionnées à son article 7 : le russe, le biélorusse, le bulgare, l’arménien, le gagaouze, le yiddish, le tatar de Crimée, le moldave, l’allemand, le grec moderne, le polonais, le rom, le roumain, le slovaque, le hongrois, le ruthène, le karaïte et le trasianka, soit encore plus de langues que celles qui sont mentionnées dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

En effet, dans ses efforts pour éviter de reconnaître le bilinguisme de son pays, le président Ianoukovitch a tenté de s’appuyer sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. L’Ukraine a signé ce document le 2 mai 1996. Le Parlement ukrainien a ratifié le traité le 15 mai 2003. L’instrument de ratification a été déposé auprès du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe le 19 septembre 2005 et ce traité est entré en vigueur pour l’Ukraine le 1er janvier 2006. Pour l’Ukraine, la Partie III de la Charte couvre le bélarussien, le bulgare, le tatar de Crimée, le gagaouze, l’allemand, le grec, le hongrois, le moldave, le polonais, le roumain, le russe, le slovaque et le yiddish33.

Diplomatiquement, il n’est pas très subtil d’accorder au russe le même « rang » qu’une multitude de langues très minoritaires dont l’importance ne souffrait aucune comparaison avec le russe. Cela pose notamment deux problèmes auxquels il eût été sage de réfléchir en temps utile. D’un côté les russophones et russophiles doivent trouver indécent qu’une langue aussi importante soit « reléguée » au niveau de certaines langues presque anecdotiques (en termes de locuteurs et pas de qualité, cela va de soi). De l’autre, il est clair que la concrétisation des obligations imposées par la Charte est très différente en ce qui concerne le russe que les autres langues ultra-minoritaires. On le voit dans le rapport du Comité d’experts vérifiant l’application de la Charte européenne : « S’agissant du russe, la plupart des engagements qui ont été souscrits par l’Ukraine en vertu de la Charte et sur lesquels le Comité d’experts s’est prononcé sont respectés ou en partie respectés. Cependant, cela s’explique en partie par le fait que la situation du russe est plus forte que ce que les engagements choisis ne laissent supposer »34.


VI – PETITE COMPARAISON DU POINT DE VUE CONSTITUTIONNEL

Il peut paraître facile de blâmer les Ukrainiens pour n’avoir pas reconnu le bilinguisme intrinsèque de leur pays. Qu’auraient-ils pu faire, à tout le moins sous l’angle constitutionnel, sans tenir compte des éléments politiques voire émotionnels qu’il est plus difficile de maîtriser ? Quelques éléments de réponse en quelques coups de projecteur.

La Constitution ukrainienne du 28 juin 1996, modifiée au 8 décembre 2004, contient plusieurs dispositions linguistiques. La plus symptomatique est l’article 10, qui proclame que l’Ukrainien est la « langue officielle » (mot à mot : derjavna mova, c’est-à-dire « langue étatique » ou « langue d’État »)35 :

Article 10

1 La langue d’État de l’Ukraine est l’ukrainien.
2 L’État assure le développement et le fonctionnement de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale partout sur le territoire de l’Ukraine.
3 En Ukraine, le libre développement, l’usage et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales d’Ukraine sont garantis.
4 L’État favorise l’apprentissage des langues de communication internationale.
5 L’emploi des langues en Ukraine est garanti par la Constitution et est régi par la loi.

Pour les ukrainophones et autres ukrainophiles à l’origine du texte, les deux termes – « langue officielle » ou офіційна мова (ofitziyna mova) et « langue d’État » ou державна мова (derjavna mova) – ne sont pas tout à fait équivalents. Les défenseurs de la langue ukrainienne et de l’unilinguisme ukrainien voulaient insister sur cette nuance : il ne saurait y avoir qu’une seule « langue d’État » (en ukrainien, « d’État » se rend par l’adjectif « étatique »), alors qu’il pourrait y avoir deux ou plusieurs « langues officielles ». Dans une décision rendue le 12 décembre 1999, la Cour constitutionnelle de l’Ukraine a précisé l’interprétation qu’il fallait donner à l’article 10 de la Constitution et à l’expression originale de « langue d’État » plutôt que « langue officielle ». Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a admis que, par « langue d’État », il fallait comprendre « langue officielle de l’État », ce qui signifie que l’État rend son usage obligatoire dans les communications au sein de tous les organismes publics de la société ukrainienne. Le monolinguisme est ainsi gravé dans le marbre, en dépit de la réalité vécue.

Au surplus, l’article 132 de la Constitution ukrainienne dispose que « La structure territoriale de l’Ukraine est basée sur le principe d’unité et d’indivisibilité du territoire de l’Etat, la combinaison de centralisation et de décentralisation dans l’exercice du pouvoir étatique, et le développement socio-économique équilibré des régions qui prend en compte leurs caractéristique historiques, économiques, écologiques, géographiques et démographiques, de même que leurs traditions ethniques et culturelles »36. Quand on songe que l’Ukraine représente une mosaïque régionale, marquée par des différences linguistiques et religieuses, un système centralisé paraît particulièrement inadapté.

Dans le cas de l’Ukraine, on pourrait voir dans l’expression « langue d’État » une manière de justifier l’unilinguisme ukrainien officiel. Pour les ukrainophiles, officialiser le bilinguisme constituerait un choix déplacé dans le cadre de l’État ukrainien souverain. Tous les russophones doivent se plier à l’unilinguisme officiel, comme c’était autrefois pour le bilinguisme dans le cas des ukrainophones. Or, en droit international, un « État bilingue » implique que cet État s’engage à utiliser deux langues auprès de ses citoyens ainsi que dans tous ses services administratifs. L’Ukraine n’a jamais voulu reconnaître une forme de bilinguisme appliqué à l’État, mais uniquement le respect des langues minoritaires dans le contexte du Conseil de l’Europe.

Les contorsions sémantiques faites par le pouvoir ukrainien pour ne pas devoir reconnaître le russe à l’égal de l’ukrainien rappellent le cas du Sahara espagnol où la dévolution offerte par le Maroc est généreuse, mais n’englobe aucun domaine relevant symboliquement de la souveraineté de la région37. Dans le monde francophone, on pourrait faire une analogie entre l’expression « langue d’État » et la formulation utilisée par la Constitution française du 4 octobre 1958, avec cette différence – vertigineuse! – par rapport à l’Ukraine que la France est officiellement monolingue depuis 153938.

Titre Premier – De la souveraineté

Article 2

La langue de la République est le français.
[…]

La constitution du Canada bilingue parle de « langues officielles ».

Langues officielles du Canada

16.1 Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. Langues officielles du Nouveau-Brunswick

16.2 Le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick.

La constitution suisse a eu recours à la différence pouvant exister entre les deux notions de « langue officielle » et « langue d’État », mais dans un contexte bien différent. Pourtant, dès la Constitution du 29 mai 1874 (dans sa formulation originaire), le texte est à la fois neutre et multilingue :

Article 116


Les trois principales langues parlées en Suisse, l’allemand, le français et l’italien sont langues nationales de la Confédération.

Le terme est intéressant : langues nationales, quand bien même on ne parle jamais de nation suisse. Ce terme vient opportunément rappeler que le multilinguisme est constitutif de cette « Willensnation »39. C’est encore plus « globalisant » que « langue d’Etat » ! Les trois principales langues ont été mises sur un pied d’égalité, quand bien même l’allemand (63,5 %) est bien plus parlé que le français (22,5 %) et l’italien (8,1 %)40.

La différence sémantique est arrivée en 1938 avec la reconnaissance d’une quatrième langue, le romanche, qui a introduit – un peu comme en Ukraine – une différence entre langues nationales et langues officielles.

Art. 116

1 Les langues nationales de la Suisse sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche.
2 La Confédération et les cantons encouragent la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques.
3 La Confédération soutient des mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour la sauvegarde et la promotion des langues romanche et italienne.
4 Les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les citoyens romanches. Les détails sont réglés par la loi.

La Suisse envisage les choses différemment de l’Ukraine ; la distinction se base sur une reconnaissance généreuse de la multiculturalité tempérée par une once de bon sens. Les quatre langues autochtones parlées dans le pays se voient reconnaître comme langues nationales (la « nation » étant précisément cette « Willensnation » évoquée ci-dessus), mais pour des raisons purement pratiques seules les trois plus importantes en termes de locuteurs ont reçu le statut de langues officielles, qui implique notamment la traduction de tous les documents officiels, la création de médias spécifiques, etc. Il était matériellement impossible de considérer le romanche comme une langue officielle car il comportait trop peu de locuteurs : seulement 0,5 % de la population. Les traductions systématiques auraient été trop coûteuses, et garantir un locuteur romanche dans l’administration fédérale aurait été très difficile.

Et pourtant, même déjà multilingue, la Suisse a fait un pas supplémentaire en direction du romanche. Dans la Constitution de 1999 entrée en vigueur en l’an 2000, celui-ci devient une langue « semi-officielle », en dépit des complications que cela peut engendrer. Si les actes législatifs ne sont pas traduits en romanche, il n’en reste pas moins la quatrième langue de travail du Tribunal fédéral, qui à ce jour a rendu deux décisions en langue romanche41.



CONCLUSION

Le droit des langues n’est pas un droit marginal destiné à donner du travail à quelques hurluberlus désireux de sauver l’araméen, le youkaguir et le nivkhe (ou gilyak), l’alyawarra et l’anindilyakwa, sans oublier les cinq dialectes romanches voire le bourbonnais ou le picard.

La politique linguistique appartient au cœur des politiques permettant de former, de maintenir et de consolider un Etat viable, démocratique et prospère. L’Ukraine est à ce titre un exemple tristement révélateur. Par manque de sagesse, de vista politique, d’esprit proactif, mais aussi en raison d’un nationalisme étroit, l’Ukraine a viscéralement rejeté trois éléments constitutifs qui, mutatis mutandis, ont contribué de manière significative à la stabilité immémoriale et à la prospérité (plus récente) de la Suisse :

- le multi- ou bilinguisme (pour l’Ukraine) officiel et reconnu, base de cet article, mais aussi
- le fédéralisme ; et
- la neutralité42.

Une anecdote permet d’illustrer à quel point les questions linguistiques restent sensibles, mais peuvent perdre leur capacité destructrice dans un environnement propice. La ville de Fribourg (Suisse) est officiellement francophone, mais de facto bilingue en raison d’une importante minorité germanophone. Celle-ci a souhaité que les panneaux indicateurs de la gare soient rédigés en deux langues « Fribourg/Freiburg ». Quelques « ultras » de la majorité francophone de la ville se sont violemment opposés à cette idée considérée comme la manifestation d’une dangereuse « germanisation rampante ». Mais en Suisse les décisions sont souvent très longues à prendre. En l’occurrence, la problématique ne relevait pas que de la ville, mais également des Chemins de fer et donc de la Confédération. La procédure a duré de longues années, au cours desquelles entre discussions, sondages, réunions de travail, etc. les passions ont eu le temps de s’estomper. Finalement, lorsque les nouveaux panneaux ont été posés, il n’y avait plus personne pour s’intéresser à la question et ils ont été inaugurés dans l’indifférence la plus totale. Il ne sert à rien de s’arc-bouter sur une seule langue, ce qui crée tensions et frustrations. L’ouverture de son côté finit par paraître naturelle, même si des efforts sont toujours requis.

Que ce soit sous l’ère soviétique ou après l’indépendance, les Ukrainiens se sont accrochés à l’idée que « la langue fait la nation ». Une telle attitude manquait de souplesse, mais elle a sans doute été soutenue par des experts aussi aveugles que le gouvernement43. On peut comprendre les Ukrainiens qui portent l’héritage douloureux de la colonisation soviétique et d’un nationalisme fragile. Mais au lieu de transcender les clivages pour entrer dans le XXIème siècle, ils sont restés bloqués dans la controverse russification–dérussification, qui implique le rejet d’une politique linguistique ouverte et tolérante. Une telle manière de faire, jointe à la médiocrité et à la corruption des élites politiques, sans oublier la montée en puissance de la Russie « poutinienne » était porteuse de nombreux dangers. Preuve irréfutable de l’importance du droit des langues : tous les problèmes prévisibles ont fini par se réaliser, et sans doute dans une mesure bien pire que ce qui était attendu. Par ailleurs tout n’est pas résolu à ce jour, et la crise en Ukraine peut encore dégénérer.

Il n’empêche que les autorités restent aveugles. Aucune loi sur les langues n’est dans le pipe-line. Le président a entériné l’idée d’une décentralisation limitée aux collectivités locales (voir ci-dessus)44. Au surplus, le vendredi 15 mai 2015, le président Petro Porochenko a promulgué des lois qui ont provoqué la colère de la Russie. Elles interdisent toute propagande communiste et glorifient les combattants nationalistes. Ces lois, votées par le Parlement le 9 avril, visent à rompre définitivement avec le passé soviétique de l’Ukraine au moment où les autorités ukrainiennes combattent les séparatistes prorusses, pour la plupart nostalgiques de l’URSS, dans l’Est rebelle, conflit qui a fait plus de 6 200 morts depuis avril 2014. Ces textes approuvés près d’un quart de siècle après l’indépendance de l’Ukraine mettent sur le même plan les « régimes totalitaires communiste et nazi ». Des lois similaires existent dans les pays baltes et en Pologne45, mais ces pays, membres de l’UE, évoluent dans un tout autre contexte. En Ukraine, la polarisation a de beaux jours devant elle…


* Institut du Fédéralisme de l’Université de Fribourg (Suisse).
1 “Living together in diversity. Learning to accept our differences”, maxime figurant à l’entrée du temple Higashi Honganji de Kyoto, frontispice de l’initiative de décentralisation en Ukraine (voir ci-dessous note 44).
2 Michel Winock, François Mitterrand, Paris, Gallimard, 2015.
3 L’aménagement linguistique dans le monde, en ligne : <http://www.axl.cefan.ulaval.ca/index.html>.
4 « Fribourg/Freiburg », en ligne : L’aménagement linguistique dans le monde : <http://www.axl.cefan.ulaval.ca/EtatsNsouverains/fribourg.htm>.
5 Nicolas Schmitt, « Federalism has allowed for the preservation of a functional and prosperous multi-ethnic state, without any tendency towards secessionism », 9 octobre 2012, en ligne : The Ukrainian Week <http://ukrainianweek.com/World/61877>.
6 C’est également la conclusion de Lowell W. Barrington, « Region, Language, and Nationality: Rethinking Support in Ukraine for Maintaining Distance from Russia » dans Taras Kuzio et Paul d’Amiero, dir, Dilemmas of State-Led Nation Building in Ukraine, Londres, 2002 aux pp 131 et s.
7 Les chercheurs ont mis du temps à s’y intéresser : voir Andrew Wilson qui leur consacre un chapitre dans The Ukrainians: Unexpected Nation , Yale, New Heaven, 2000.
8 « Démographie de l’Ukraine », en ligne : Wikipédia <http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mographie_de_l’Ukraine>.
9 Patrick Sériot, « En Ukraine, le clivage n’est pas linguistique mais politique et géopolitique », en ligne : Revue Ithaque <http://www.itha.ch/wp_2013/en-ukraine-le-clivage-nest-pas-linguistique-mais-politique-et-geopolitique/>.
10 C’est Pavlo Skoropadsky, personnage-clé de l’histoire de l’Ukraine au XXème siècle, qui a pris le pouvoir, en 1918, de la fragile Ukraine indépendante ; voir un ouvrage récent et instructif : Iaroslav Lebedynsky, Skoropadsky et l’édification de l’Etat ukrainien (1918), Présence Ukrainienne, L’Harmattan, 2010.
11 « Histoire de l’Ukraine », en ligne : Carnet photographique <http://www.voyagesphotosmanu.com/histoire_ukraine.html>.
12 Peut-être est-ce dû au fait que le père de Lénine, Ilia Nikolaïevitch Oulianov (1831-1886), monarchiste modéré, fut une grande figure de l’instruction publique en Russie et fut anobli par le Tsar en 1882 ; à Simbirsk et dans la province de Simbirsk, il ouvrit les premières écoles pour les populations non russes.
13 Voilà qui rend troublant le parallèle entre Staline et Poutine… En mars 2015, à la radio Suisse romande, un éditorialiste n’a pas hésité à comparer dans son commentaire Poutine à Béria, l’exécuteur des basses œuvres de Staline.
14 On la trouve ici en version originale ukrainienne : <http://zakon2.rada.gov.ua/laws/show /1771-12?test=4/UMfPEGznhhOJE.ZiVdhqG4HI4Qgs80msh8Ie6>.
15 Les politiciens à la tête de l’Ukraine ont moins brillé par leur génie politique que par leur sens des « magouilles ». Ainsi, le 24 mars 2011, Leonid Koutchma a été inculpé d’abus de pouvoir dans le cadre de l’enquête sur la mort du journaliste d’opposition Georgiy Gongadze (une accusation de longue date), ce qui ne l’a pas empêché, fin juillet 2014, d’être choisi par le président Petro Porochenko pour représenter l’Ukraine aux négociations de Minsk avec les séparatistes du Sud-Est ukrainien.
16 Anecdote révélatrice : lors de la visite du pape Jean-Paul II en Ukraine (2001), certains Ukrainiens ont affirmé que le pape polonais parlait mieux l’ukrainien que le président ukrainien russophone Koutchma.
17 Cité par Viatcheslav Avioutskii, « La Révolution Orange en tant que phénomène géopolitique » 2008/2 (n° 129) Hérodote 69-99, en ligne : CAIRN.INFO <http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=HER_129_0069>.
18 « UKRAINE. Viktor Ianoukovitch, une présidence de bas-fonds », en ligne : Nouvel-Observateur <http://tempsreel.nouvelobs.com/ukraine-la-revolte/20140222.OBS7358/ianoukovitch-une-presidence-de-bas-fonds.html>.
19 Il y a de bonnes raisons de croire que des officiers des Services fédéraux de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) ont été impliqués dans ce qu’ils ont appelé les « opérations antiterroristes » durant les protestations du Maidan à Kiev en février 2014, opérations qui ont complètement occulté les protestations bon enfant contestant le régime corrompu du président Ianoukovich, et ont été le point de départ d’une militarisation des conflits ; voir « Ukrainian Security Service Chief: Twenty-six Russian security officers were involved in planning of the bloodshed on Maidan », en ligne : The Ukrainian Week, 3 avril 2014 <http://ukrainianweek.com/News/106691>.
20 Voir, par exemple, Andrew Wilson, Ukrainian nationalism in the 1990s – A minority faith, Cambridge University Press, 1997.
21 C’est une erreur qui a par exemple ruiné l’Afrique postcoloniale. Pour mieux marquer la rupture avec l’ancien système, même des politologues parmi les plus influents des Etats-Unis ont préconisé un système centralisé capable de créer des « nations nouvelles » au mépris de l’extrême diversité ethnique existant sur le continent Noir. Il en est résulté une instabilité chronique chapeautée par d’indétrônables potentats. Voir Nicolas Schmitt, « Afrique et fédéralisme : le rendez-vous manqué (ou l’Afrique francophone, une vision très ambiguë de la démocratie) » dans Bernhard Waldmann, Peter Hänni et Eva Maria Belser, dir, Föderalismus 2.0 - Denkanstösse und Ausblicke / Fédéralisme 2.0 – Réflexions et perspectives, PIFF 1, Stämpfli Verlag AG, Berne, 2011, 351–409.
22 Cette initiative très limitée a été reprise par le président Petro Porochenko lui-même le 25 juin 2014 : <http://news.xinhuanet.com/english/world/2014-06/25/c_133437772.htm>.
23 Voir, à propos de l’Autriche (qui est évidemment moins menaçante que la Russie mais dont les relations avec le Tyrol ont été très difficiles), Peter Hilpold et Christoph Perathoner, Die Schutzfunktion des Mutterstaates im Minderheitenrecht (the « kin-state »): eine völkerrechtliche und europarechtliche Untersuchung unter besonderer Berücksichtigung der Schutzfunktion Österreichs gegenüber der deutsch- und ladinischsprachigen Volksgruppe in Südtirol sowie der Diskussion um das ungarische Statusgesetz , Berlin / Bern / Botzen / Wien 2007.
24 Michel Salamin, Documents d’Histoire suisse 1798-1847, collection Recueils de textes d’Histoire suisse, Sierre, 1969 aux pp 69-70.
25 Un colloque international a été consacré à ce thème de la comparaison entre le fédéralisme suisse et russe le 26 mai 2015 à Saint-Petersburg ; voir le compte rendu dans Parlamentskaya Gazeta (Gazette parlementaire), jeudi 28 mai 2015 à la p 19.
26 Et celui-ci ne s’est jamais embarrassé d’aucun scrupule ; voir « La mort de Nemtsov allonge la liste des assassinats politiques en Russie », en ligne : Le Monde <http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/02/28/la-mort-de-nemtsov-allonge-la-liste-des-assassinats-politiques-en-russie_4585269_3214.html>.
27 « UKRAINE. Nuit sanglante à Kiev », en ligne : Nouvel-Observateur <http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20140218.OBS6713/ukraine-assaut-contre-le-siege-du-parti-de-ianoukovitch.html>; voir également la note 19, ci-dessus.
28 La Suisse elle-même aurait eu de la peine à mettre sur pied si rapidement un scrutin.
29 « Russian Aggression: Genesis, goals, counteraction and legal consequences », en ligne : The Ukrainian Week, 3 avril 2014, <http://ukrainianweek.com/Politics/106435>.
30 Loi controversée (mais abrogée depuis lors) : « Le président ukrainien fait du russe la seconde langue du pays », en ligne : la Croix <http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-president-ukrainien-fait-du-russe-la-seconde-langue-du-pays-_NP_-2012-08-09-840919>.
31 Projet non adopté présenté en détail sur le site de l’ULAVAL : <http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-projet-96.htm>.
32 Rogers Brubaker, « National Minorities, Nationalizing States, and External Homelands in the New Europe » (1995) vol 124 n° 2 Daedalus 107-132 (disponible en ligne); voir également Dominique Arel, « Ukraine: The Temptation of the Nationalizing State » dans Vladimir Tismeanu, dir, Political Culture and Civil Society in the Former Soviet Union, Armonk New-York, 1995, 157. De manière très intéressante, la théorie de Brubaker est contestée par Volodymyr Kulyk, « The Politics of Ethnicity in Post-Soviet Ukraine: Beyond Brubaker » (2001) 26:1–2 Journal of Ukrainian Studies, dont l’analyse pertinente en 2001 a été dramatiquement contredite par la suite.
33 Voir l’application de la Charte en Ukraine, 2ème cycle de suivi, A. Rapport du Comité d’Experts de la Charte ; B. Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur l’application de la Charte par l’Ukraine ; du 15 janvier 2014 ; disponible aussi sur la Toile.
34 Rapport du Comité d’experts, ibid à la p 200.
35 Ces considérations difficiles à saisir pour le commun des mortels sont dues à Jacques Leclerc, « Politique relative à la langue ukrainienne », en ligne : L’aménagement linguistique dans le monde <http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-3valorisation-ukrainien.htm>.
36 Nancy Popson, « Conclusion » dans Taras Kuzio et Paul d’Amiero, dir, Dilemmas of State-Led Nation Building in Ukraine, Londres, 2002 à la p 198, trad. de l’auteur.
37 Voir Nicolas Schmitt, « L’Initiative marocaine dans le contexte de la Démocratie décentralisée », contribution présentée lors du Séminaire International sur la dimension de démocratie et des droits de l’homme dans l’initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie pour la région du Sahara, Dakhla, 21-22, février 2011 ; voir également pour le statut d’autonomie : « Initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie de la région du Sahara », en ligne : Mission Permanente du Royaume du Maroc auprès des Nations Unies à Genève <http://www.mission-maroc.ch/fr/pages/308.html>.
38 L’ordonnance de Villers-Cotterêts est un texte législatif édicté par le roi de France François Ier, entre le 10 et le 25 août 1539 ; ce texte est célèbre pour être l’acte fondateur de la primauté et de l’exclusivité du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France.
39 L’ancien président suisse Kaspar Villiger a consacré un livre à cette question dont il a été un témoin privilégié : Eine Willensnation muss wollen : die politische Kultur der Schweiz: Zukunfts- oder Auslaufmodell?, NZZ Libro, Zurich, 2009.
40 « Langues déclarées comme langue principale, en 2013 », en ligne : Statistique suisse <http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/01/05/blank/key/sprachen.html>.
41 Arrêts du Tribunal fédéral (ATF 122 I 93, ainsi que ATF 139 II 145 Sumvitg concernant une zone de vitesse limitée à 30 km/h).
42 C’est également la conclusion de Denys Kazanskyi dans « The Origins of Donetsk Separatism », en ligne : The Ukrainian Week, 3 février 2015, <http://ukrainianweek.com/Society/129070>.
43 Il est frappant de constater à quel point certains experts ont pu se tromper. Ainsi Taras Kuzio qui estimait en 2002 que l’Ukraine avait sereinement réussi à créer une nation avec un Etat, une langue, une histoire et une identité de type unitaire ; voir Taras Kuzio « The Nation-Building Project in Ukraine and Identity: Toward a Consensus » dans Paul D’Anieri, dir, Dilemmas of state-led nation building in Ukraine, Westport, 2002, aux pp 9 et s.
44 On ne parle plus de l’initiative Mylovanov : « A Call for Debate on Political Decentralization in Ukraine - If done right, decentralization can be a great solution for Ukraine », en ligne : <https://sites.google.com/site/decentralizationinukraine/>. Les discussions sur la décentralisation ou le fédéralisme sont reléguées aux oubliettes de l’histoire.
45 « Porochenko édicte des lois sur la désoviétisation », en ligne : 24 heures <http://www.24heures.ch/monde/asie-oceanie/porochenko-edicte-lois-desovietisation/story/11616074>.
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