La privatisation des services de traduction du gouvernement du Nouveau-Brunswick et la traduction des jugements
Introduction
Le gouvernement du Nouveau-Brunswick a récemment publié un appel d’intérêt à l’intention des fournisseurs de services de traduction. Il souhaite recueillir de l’information en vue de remplacer éventuellement son modèle à plusieurs partenaires par un modèle où les services de traduction des documents émanant du gouvernement du Nouveau-Brunswick seraient fournis par un seul fournisseur. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick dit ne pas avoir pris de décision définitive, mais il admet qu’il envisage de recourir à un fournisseur unique pour assurer la traduction de tous les documents, y compris les jugements des tribunaux. Bien que nous ne voulions pas minimiser l’effet que cette décision pourrait avoir sur l’accès à l’ensemble des services publics de qualité égale dans les deux langues officielles, nous sommes particulièrement préoccupés par son effet sur la qualité de la traduction des jugements des tribunaux et, par le fait même, sur l’accès à la justice dans les deux langues officielles.
La traduction des jugements dans un régime de bilinguisme judiciaire
Dans un régime de bilinguisme judiciaire de common law, tel celui qui existe au Nouveau-Brunswick, il est important que nous puissions nous fier à l’authenticité d’une décision judiciaire dans la langue officielle de notre choix; il s’agit là d’une question d’égalité. Par conséquent, le fait qu’une version soit la traduction de l’autre ne devrait avoir aucune conséquence et les deux versions devraient, à l’instar des lois, avoir égale autorité. Comme l’explique Michel Bastarache :
L’exigence voulant que les textes juridiques faisant foi soient également accessibles à ceux qui parlent français et anglais tire son importance de l’engagement du Canada envers l’égale valeur de ces langues et leur importance pour l’épanouissement personnel.
[…]
[U]ne décision judiciaire, une fois rendue, fait partie du droit. Cela est particulièrement vrai des matières de common law. Ce fait souligne à nouveau qu’il est essentiel de reconnaître que des raisons importantes justifient de considérer les jugements comme des documents entièrement bilingues dont les deux versions font autorité1.
[…]
[U]ne décision judiciaire, une fois rendue, fait partie du droit. Cela est particulièrement vrai des matières de common law. Ce fait souligne à nouveau qu’il est essentiel de reconnaître que des raisons importantes justifient de considérer les jugements comme des documents entièrement bilingues dont les deux versions font autorité1.
L’égale autorité des textes législatifs bilingues est une règle bien ancrée au Canada. Elle peut être ainsi formulée :
[L]a règle d’égale autorité s’applique à la législation bilingue : les deux versions constituent deux énoncés de la loi aussi valables l’un que l’autre; elles ont une même valeur et ont toutes deux force de loi; aucune n’est considérée comme la traduction de l’autre; et aucune ne doit être considérée comme ayant à première vue préséance sur l’autre2.
Cette règle s’applique évidemment à la législation du Nouveau-Brunswick3. Étant donné l’importance des décisions judiciaires dans un régime de common law, il est pour le moins étonnant qu’aucune règle de la sorte n’existe pour celles-ci. Il est vrai qu’au Nouveau-Brunswick, l’obligation de publier les décisions judiciaires dans les deux langues officielles diffère de l’obligation de publier les textes législatifs dans les deux langues officielles, car la première tire son origine de la Loi sur les langues officielles4, tandis que la seconde tire sa source de la Charte canadienne des droits et libertés. Toutefois, cette différence d’origine ne saurait, à notre avis, avoir d’influence sur la question que nous soulevons. Il est également vrai qu’en matière de décisions judiciaires bilingues, la rège d’égale autorité n’a pas été exprimée aussi clairement qu’au sujet de la publication en français et en anglais des lois. Or, il est également légitime de se demander à quoi servent les traductions de ces jugements si les deux versions des décisions judiciaires n’ont pas une autorité égale? Ne pas reconnaître, dans ce cas, le principe d’égale autorité ne va-t-il pas à l’encontre de l’égalité réelle reconnue aux articles 16 et 16.1 de la Charte?
Nous sommes d’avis, dans le cas des décisions judiciaires bilingues, que la règle d’égale autorité tire son origine du principe d’égalité réelle consacré aux articles 16 et 16.1 de la Charte. Par exemple, le paragraphe 16(2) énonce clairement que le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick et qu’ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick. Puisque les tribunaux sont des institutions aux sens de cette disposition, les deux langues officielles doivent pouvoir bénéficier d’une égalité de statut quant à leur usage devant ces tribunaux. Comment peut-on parler d’une égalité si l’une de ces langues est défavorisée lorsque vient le temps de se fier à la version d’une décision judiciaire traduite dans cette langue? Nous pouvons tirer la même conclusion à partir de l’article 16.1, qui prévoit que la communauté linguistique française et la communauté linguistique anglaise du Nouveau-Brunswick ont un statut et des droits et privilèges égaux. Si tel est le cas, le justiciable de l’une ou l’autre de ces communautés ne devrait-il pas être en mesure de se fier à la version des décisions judiciaires produites dans sa langue, qu’elles soient le fruit de la traduction ou non?
La règle d’égale autorité des deux versions linguistiques des décisions judiciaires est également exprimée à l’article 18 de la Loi sur les langues officielles. Cette disposition prévoit que nul ne doit être défavorisé en raison de la langue officielle qu’il a choisie dans une instance judiciaire. Par conséquent, ne pas reconnaître la règle d’égale autorité dans le cas d’un jugement traduit en français a pour effet de défavoriser le justiciable francophone et de le forcer à utiliser ou à faire référence à la version officielle anglaise de la décision, contrairement au droit qui lui est reconnu à l’article 18 de cette loi.
Étant donné le rôle important qu’occupent les traductions des décisions judiciaires dans le régime de bilinguisme judiciaire du Nouveau-Brunswick, il ne fait aucun doute que la qualité de ces traductions est cause d’inquiétude particulière et légitime. Il est essentiel que tous les intervenants de l’appareil judiciaire et tous les justiciables aient accès, sur un pied d’égalité, à la jurisprudence dans leur langue et puissent s’y fier. La traduction des décisions de justice joue un rôle primordial dans l’aménagement du discours jurisprudentiel et de la langue du droit. La traduction juridique est une activité spécialisée qu’il convient de confier à des spécialistes en la matière. Tout comme on ne consulte pas un médecin généraliste pour le traitement de maladies dont il n’a pas une connaissance spécialisée, on ne confie pas à des généralistes la traduction de documents juridiques, car ils n’ont pas les connaissances ou compétences nécessaires pour les comprendre et les traduire correctement.
La traduction juridique doit s’inscrire dans le contexte juridique et social de la province d’où elle émane. Elle est porteuse de conséquences pour le justiciable. En vertu du principe de l’égalité réelle, il ne fait aucun doute que l’accès égal à des textes de qualité égale est la norme à respecter en matière de traduction juridique.
Conclusion
L’égalité réelle des langues officielles signifie que les deux communautés linguistiques doivent avoir accès, dans leur langue, à des décisions judiciaires auxquelles elles peuvent se fier. Le respect de ce principe est essentiel à la réalisation de cette égalité. Les pressions budgétaires ne constituent pas, en droit, des raisons valables pour négliger les obligations législatives et constitutionnelles qui sont celles de la province. Il est essentiel que le gouvernement du Nouveau-Brunswick confie la traduction des décisions de justice à des experts reconnus en matière de droit néobrunswickois et de français juridique, pour le bien de la province et de tous ses citoyens. Il lui incombe de respecter ses obligations constitutionnelles et législatives et de défendre les valeurs qu’il prône au chapitre de l’égalité linguistique.
Somme toute, la recherche d’économies monétaires immédiates sans prendre en compte la dynamique au sein de laquelle doit se faire la traduction juridique et judiciaire au Nouveau-Brunswick menace les droits linguistiques des citoyens du Nouveau-Brunswick. Les ramifications potentielles des décisions que la province prendra dans ce domaine suscitent donc de profondes inquiétudes.
1 Michel Bastarache et al, Le droit de l’interprétation bilingue, 1re éd, Montréal (Qc), LexisNexis, 2009 aux pp 119-21.
2Ibid à la p 28.
3Loi constitutionnelle de 1982 , Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 18(2) : « Les lois, les archives, les comptes rendus et les procès-verbaux de la Législature du Nouveau-Brunswick sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions des lois ayant également force de loi et celles des autres documents ayant même valeur ».
4 LN-B 2002, c O-0.5, art 24-25.