[11] La langue maternelle de l’appelant est le Punjabi, mais il possède aussi une bonne connaissance de l’anglais. Il s’identifie d’ailleurs comme un anglophone. Malgré cela, les accusations sérieuses de trafic et d’importation de drogue portées contre lui le 28 novembre 2013 dans le dossier 500-01-098838-136 de la Cour du Québec ont toutes été rédigées en français. Peu après ces premières accusations, soit le 29 novembre 2013, l’appelant a obtenu sa liberté sous condition en attente du procès.
[17] Le procès lui-même devait donc être tenu en anglais avec une interprétation simultanée des témoignages des témoins s’exprimant en français.
[18] Une requête subséquente de type O’Connor fut plaidée en anglais le 10 février 2017. Toutefois, le procureur du ministère public a néanmoins insisté pour plaider en français, requérant ainsi une interprétation de ses propos. Cela a conduit au commentaire suivant de la procureure représentant alors l’appelant :
Me DEBORA DE THOMASIS:
So just for the benefit of the client and I’m not waiving his constitutional rights to be… to have everything said in English, but basically…[94]
[19] De plus, l’interprétation des propos du ministère public fut faite à l’appelant au moyen de chuchotements. La transcription contient la note suivante à cet égard :
Note: Translation was whispered to the defendant and thus was inaudible for transcription purposes – MJL, o.c.r.
[22] Il semble bien qu’il s’agit là d’un problème récurrent au cours du procès puisque d’autres sténographes ont fait des commentaires similaires à d’autres dates et plus particulièrement pour les audiences tenues le 12 septembre 2017 et le 29 novembre 2017[100].
[23] De fait, le procès fut tenu presque exclusivement en français, avec une interprétation simultanée pour l’appelant, quelquefois au moyen de chuchotements. Le procureur du ministère public et la juge se sont exprimés principalement en français tout au long des débats.
[24] Aucune objection formelle n’a été soulevée en regard de la langue utilisée lors des débats ou de la qualité de l’interprétation. L’appelant lui-même l’a reconnu lors de son témoignage du 31 août 2017 dans le contexte de sa première requête de type Jordan :
Q. Is there any other things you did in the legal procedure to…
A. I agreed for a simultaneous translation, I agreed not to have an English trial just to speed up the process, I agreed not to have a judge and jury just not to go… just not to create any delays with my trial. I agreed to have a judge only trial, everything, I agreed with everything whatever I could.[101]
[25] Les parties conviennent que l’appelant n’a pas renoncé à un procès en langue anglaise, mais a plutôt consenti à l’interprétation simultanée afin d’accélérer les procédures.
[26] Lorsque l’étape des témoignages a débuté le 27 novembre 2017, la procureure représentant alors l’appelant a commencé en s’exprimant en anglais, tout en précisant que l’interprétation simultanée des témoignages serait permise si celle-ci pouvait être enregistrée sur une bande sonore distincte :
Me DEBORA DE THOMASIS:
Maybe for la cuisine, if you want to say, we have an interpreter present, because the trial had started with O’Conner motion back in January and we agreed that the witnesses, they testify in French or in English, whatever language is beneficial for them and that the translation, if there is, will be done simultaneously through an interpreter, but absolutely has to be registered on a second (2nd) band, that was what we requested and this is the way we would want to proceed. (…)[102]
[27] Cependant, bien que le procès lui-même ait débuté en anglais, un modus operandi avec l’usage exclusif du français s’est rapidement installé. Lors de l’audition du 28 novembre 2017, la juge du procès a interrogé les procureurs quant à la langue utilisée pendant le procès [...]
[28] Par la suite, le procès fut tenu presque exclusivement en français puisque pratiquement tous les témoins ont témoigné dans cette langue. Toutes les plaidoiries, y compris les plaidoiries finales, ont été présentées en français. Toutefois, le jugement sur la culpabilité fut prononcé en anglais.
Les violations des droits linguistiques de l’appelant et les pouvoirs d’y remédier de la Cour
[52] Le ministère public reconnaît que des manquements sérieux sont survenus tout au long du procès quant au respect des droits linguistiques de l’appelant. Tout en reconnaissant le caractère ambigu de la jurisprudence sur la question, le ministère public soutient que la Cour devrait exercer ses pouvoirs énoncés aux par. 686(1)b)(iii) et (iv) C.cr. pour y remédier puisque aucun tort important ou erreur judiciaire grave ne se serait produit. C’est là l’essentiel de l’argument du ministère public. Il faut donc décider en premier lieu si ces pouvoirs peuvent être exercés en l’espèce par une cour d’appel.
[60] Cela ne signifie pas que n’importe quelle entorse aux droits linguistiques mènera nécessairement à un nouveau procès. Ce sont plutôt les violations sérieuses et importantes qui peuvent mener à des réparations judiciaires en appel. La norme applicable n’est pas celle de la perfection. Il y aura toujours des défis pour mettre en œuvre les art. 530 et 530.1 C.cr. et une marge de flexibilité est ainsi requise[147]. Le simple fait que le procureur du ministère public ou un juge s’exprime en français au cours d’un procès tenu en anglais afin de traiter de questions administratives mineures, ou s’il survient des interruptions mineures dans l’interprétation ou dans la transcription de l’interprétation qui passent inaperçues au cours du procès, il n’en résultera pas nécessairement qu’une violation sérieuse et importante des droits linguistiques soit survenue. Chaque cas doit être décidé selon les faits particuliers en cause tout en tenant compte du contexte global dans lequel le procès fut tenu.
[61] Cependant, lorsqu’une violation importante des droits survient, un remède judiciaire s’impose alors, et ce, sans égard à l’analyse en vertu des par. 686(1)b)(iii) ou (iv) C.cr., y compris, dans les cas qui s’y prêtent, une ordonnance pour la tenue d’un nouveau procès.
[77] Finalement, aucune interprétation au moyen de chuchotements ne peut être permise lorsque les art. 530 et 530.1 C.cr. s’appliquent puisque la fidélité de cette méthode d’interprétation simultanée est douteuse et qu’elle ne permet pas de contrôler la norme requise d’interprétation ni d’enregistrer l’interprétation. L’interprétation par chuchotements est donc incompatible avec le par. 530.1g), qui établit que le dossier des procédures doit comporter la transcription de l’interprétation des débats. Elle est aussi incompatible avec Tran, en ce que la qualité de l’interprétation, qui fait partie de la norme établie par la Cour suprême, peut rarement être maintenue lorsqu’il s’agit de chuchotements.
[78] Dans le cas de l’appelant, il apparaît clairement du dossier que ces exigences n’ont pas été respectées. Il n’est pas contesté que l’appelant a consenti à l’interprétation simultanée par des moyens électroniques. Cependant, ce consentement fut clairement et précisément donné en raison de sa compréhension que l’équipement adéquat serait fourni et que l’enregistrement audio de l’interprétation était assuré et conservé.
[79] En l’espèce, la juge n’a fait aucun effort sérieux pour assurer la disponibilité de l’équipement requis, y compris l’équipement d’enregistrement audio. La juge n’a pas non plus exercé un contrôle quelconque sur la norme d’interprétation. Après avoir été informé de problèmes systémiques dans d’autres procès, la juge a simplement énoncé « Well, I cannot guarantee anything »[159]. Pourtant, il incombe au juge de s’assurer que le procès procède correctement. Si les services gouvernementaux responsables de l’interprétation sont déficients lorsqu’il s’agit d’interprétation simultanée ou s’ils ne peuvent fournir des garanties raisonnables quant au respect des normes de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence et de concomitance de l’interprétation, il incombe alors au juge de prononcer les ordonnances requises afin de s’assurer que ces normes soient satisfaites ou, à défaut, d’ordonner l’interprétation consécutive. Dans les circonstances de ce procès, où aucune garantie n’a été fournie, la juge aurait dû ordonner l’interprétation consécutive puisque les conditions sous lesquelles l’appelant a consenti à l’interprétation simultanée ne pouvaient être respectées.
[80] De fait, l’équipement requis a fait défaut à de nombreuses reprises, ce qui a conduit à fournir l’interprétation à l’appelant au moyen de chuchotements, une méthode qui est manifestement incompatible avec les exigences de l’art. 530 C.cr.; de plus, plusieurs enregistrements de l’interprétation ont été égarés. Il a fallu près de deux ans au gouvernement pour trouver et transcrire l’interprétation. Malgré les ordonnances de la Cour exigeant de les trouver, le ministère public reconnaît que les enregistrements d’au moins huit jours d’audition ont été perdus[160] et que certaines parties d’autres jours d’audition n’ont pas été enregistrées[161]. De plus, plusieurs jugements furent prononcés en français au cours des procédures, et dans plusieurs cas, il manque l’enregistrement de l’interprétation de ceux-ci[162].
[81] L’appelant soutient aussi que la fidélité de l’interprétation est déficiente, non pas en raison de l’incompétence des interprètes, mais plutôt parce que la méthode d’interprétation simultanée utilisée en l’instance ne permettait pas à ces derniers de demander aux parties et au juge de ralentir le débit des débats, rendant ainsi quelquefois l’interprétation difficile, sinon impossible. Bien que le ministère public et l’appelant ne conviennent pas du nombre d’erreurs d’interprétation ou d’omissions d’interpréter qui seraient survenues, il suffit de constater qu’elles sont nombreuses et qu’il ne s’agit pas de la seule violation.
La langue utilisée par le procureur du ministère public et la juge
[82] Dans ce cas-ci, tant le procureur du ministère public que la juge ont utilisé le français comme la langue d’usage des communications tout au cours du procès. Il s’agit là d’une violation importante des droits linguistiques de l’appelant énoncés aux art. 530 et 530.1 C.cr.
[83] Dans Cross c. Trasdale[163], la Cour était saisie d’une contestation constitutionnelle du par. 530.1e) C.cr. – lequel exige que le poursuivant parle la même langue officielle que celle de l’accusé – au motif que cette disposition violait l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui permet l’usage de la langue française ou de la langue anglaise devant tous les tribunaux du Québec. La Cour a conclu que bien qu’un procureur du ministère public jouisse, à titre personnel, du droit de s’adresser au tribunal en français au cours d’un procès criminel tenu en anglais, le ministère public, comme partie aux procédures, est néanmoins soumis au devoir juridique de s’assurer qu’il soit représenté par un procureur qui parle en anglais et qui consent à l’utiliser tout au long d’un tel procès. La Cour a donc confirmé la validité constitutionnelle de la disposition en cause. Tel que le notait le juge Hilton dans Dow, l’arrêt de la Cour dans Cross c. Teasdale demeure la norme qui régit la langue qu’un procureur du ministère public au Québec doit utiliser au cours d’un procès lorsque l’art. 530 C.cr. s’applique à celui-ci[164]. Comme le notait aussi le juge Hilton dans Dow[165] :
[89] In any event, in this instance the trial judge and Crown counsel misapprehended the purpose for which an interpreter is present at the trial of an English‑speaking accused. The only reason for an interpreter is because one or more French‑speaking witnesses will testify. The proper role of the interpreter is thus limited to interpreting the questions of counsel from English to French for a French‑speaking witnesses and the answers of such witnesses from French to English. The presence of an interpreter is for the benefit of French‑speaking witnesses, the accused and the jury, but not for that of the trial judge and Crown counsel, who must conduct themselves as if there was no interpreter present in the courtroom. This is the only conclusion to be drawn from the absence of reference to the trial judge and Crown counsel in sub‑section 530.1(f) Cr. C.
[Soulignement ajouté]
[84] Il est donc particulièrement surprenant que, dans ce cas-ci, le procureur du ministère public assigné au dossier ait insisté pour faire usage du français tout au long du procès criminel qui devait se tenir en anglais, en violation directe et plutôt évidente de l’art. 530.1 C.cr. Bien que l’avocat de la défense se soit opposé à cette façon de faire, on ne peut conclure que son objection fut soulevée avec vigueur. Par contre, cela ne décharge ni le ministère public de ses obligations légales ni la juge de son devoir d’exiger que le ministère public s’y conforme. Comme noté précédemment, un accusé ne peut renoncer à ce droit implicitement, même en tenant pour acquis qu’une telle renonciation soit juridiquement possible[166].
[85] Quant au juge, l’art. 530 précise qu’il ou elle doit parler la langue officielle de l’accusé. Il s’agit de la pierre angulaire des garanties linguistiques énoncées dans le Code criminel. Un juge ne peut s’appuyer sur l’interprétation de ses paroles au cours d’un procès mené conformément à l’art. 530 C.cr., mais doit plutôt s’exprimer dans la langue officielle de l’accusé tout au long des procédures. Cela n’a pas été le cas.
Les transcriptions du procès
[86] Tel que déjà noté, il existe de sérieux problèmes en regard des transcriptions de l’interprétation des procédures. Bien que ces déficiences pourraient ne pas constituer en soi des violations sérieuses et importantes des droits de l’appelant en vertu de l’art. 530.1 C.cr. justifiant la tenue d’un nouveau procès[167], elles s’ajoutent néanmoins aux autres violations de ces droits.
[87] Il est particulièrement préoccupant que les violations par rapport aux transcriptions dans ce dossier semblent être systémiques, tel que le reconnaît le ministère public. Cette question fut traitée par la Cour dans son arrêt portant sur la mise en liberté de l’appelant[168]. À tout le moins, nous ajoutons que le caractère systémique du problème rend ces violations plus sérieuses. Cette Cour ne devrait pas et ne peut pas entériner une telle incurie en regard de l’administration de la justice dans cette province.
CONCLUSION
[88] Il est manifeste, dans ce cas-ci, que les droits statutaires de l’appelant prévus aux art. 530 et 530.1 C.cr. ont été largement ignorés et violés tout au long du procès. Cela suffit pour accueillir l’appel sans qu’il soit nécessaire de conclure formellement que les droits de l’appelant en vertu de l’art. 14 de la Charte ont également été violés.
[89] Les violations des droits linguistiques de l’appelant, considérées dans leur ensemble, sont sérieuses et importantes. Compte tenu des circonstances, aucune réparation autre qu’un nouveau procès ne peut être envisagée.
[90] J’accueillerais donc l’appel, j’annulerais les déclarations de culpabilité et j’ordonnerais un nouveau procès.