L'Ontario et les droits linguistiques
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François Boileau
(2018) 5 RDL 17
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Tout d’abord merci pour cette belle invitation au colloque sur les droits linguistiques en l’honneur de notre cher maître Michel Doucet.
I – LE COMMISSARIAT AUX SERVICES EN FRANÇAIS
Que sont les droits linguistiques ? Selon moi, il s’agit simplement du fait de pouvoir vivre en français, c’est-à-dire de pouvoir demander un service en français sans que cela crée un malaise ou un inconfort ou encore de pouvoir demander un service sans qu’on se pose la question : vais-je demander mon service en français, puisque je suis pressé et que le service en anglais va aller beaucoup plus rapidement.
Entendons-nous, le fait d’exiger que tous les francophones puissent recevoir la revue de la Régie des alcools de l’Ontario en français n’a pas été ma priorité. Cela dit, quand une famille congolaise immigre en Ontario, quand une personne âgée reçoit ses directives pour l’utilisation de ses médicaments, quand un parent est impliqué dans une démarche judiciaire qui a pour but de régler des questions de garde d’enfants, le concept de « service » prend toutefois un sens assez particulier : il est essentiel pour ces gens qui se retrouvent dans une situation stressante, voire critique, que la livraison du service n’empire pas la situation – au contraire, elle doit l’améliorer. L’intégration et l’offre des services en français en Ontario ne constituent pas un traitement de faveur, mais une obligation en vertu de la Loi sur les services en français.
Il était donc de mon devoir de veiller à changer cette perception et de focaliser mes énergies sur la dépolitisation des droits linguistiques. Pareille démarche était d’ailleurs l’une des recommandations de notre deuxième rapport annuel en 2008-2009, excellent rapport soit dit en passant pour ceux et celles qui n’auraient pas eu la chance de le lire !
Je ne voulais pas que les patients francophones, les immigrants francophones ou les francophones qui allaient faire usage du système judiciaire se sentent comme s’ils posaient un geste provocateur et révolutionnaire en demandant de recevoir leurs services en français. Il fût une époque où demander d’être servi en français était perçu comme un acte politique, d’où l’importance d’en faire la promotion afin que les services en français soient bien ancrés au sein de l’appareil gouvernemental. À cet égard, il y a eu une véritable avancée pour les droits linguistiques des francophones de l’Ontario.
Il est essentiel que le gouvernement s’attarde à offrir activement un service taillé sur mesure aux besoins des francophones. Pareille offre de service doit se faire en suivant le principe de l’égalité réelle et celui de l’offre active, un principe que j’ai beaucoup martelé au cours de ma carrière. J’ai d’ailleurs publié un rapport spécial sur le sujet en 20161.
De plus, j’ai réitéré son importance dans mon dernier rapport annuel2, dans lequel j’ai demandé à la ministre déléguée aux Affaires francophones3 d’amorcer, d’ici le printemps 2018, une modification de la Loi sur les services en français en y incluant des dispositions relatives à l’obligation d’offre active4.
II – DÉJÀ 10 ANS !
Le Commissariat aux services en français a déposé son dixième rapport annuel en juin 2016. Eh oui, déjà 10 ans ! J’en tire comme conclusion que le Commissariat aux services en français a su PRENDRE SA PLACE.
Au cours de cette décennie, nous avons accompli des progrès considérables. Ces progrès apparaissent notamment à plus de 20 reprises sous les volets touchant à la justice, à la santé, aux affaires civiques et l’immigration, à l’éducation, aux services à l’enfance et à la jeunesse, et enfin aux services directs à la communauté.
Dans mon rapport, je reviens sur l’effet, au niveau du plan systémique et de la valeur ajoutée, que le Commissariat a eu sur les services offerts aux citoyens.
S’agissant du domaine de la justice, j’ai signé un protocole d’entente avec le Barreau du Haut-Canada au sujet des plaintes déposées auprès du Commissariat à l’égard de l’offre de services en français par le Barreau du Haut-Canada5, ce qui représente une percée énorme pour les citoyennes et citoyens et les avocates et avocats francophones qui défendent nos droits.
De plus, nous œuvrons sans relâche auprès du Procureur général de l’Ontario et mon message a toujours été très clair : il faut arrêter de trouver des justifications spécifiques à des problèmes particuliers. Autrement dit, il faut mettre fin au cas par cas et adopter une vision globale qui met en œuvre des solutions systémiques. Pareille démarche a permis de lancer un projet pilote sur l’accès à la justice en français au palais de justice d’Ottawa. Comme suite à l’une de mes recommandations, je m’attends d’ailleurs à ce que l’évaluation de ce projet soit rendue publique6.
J’ai récemment reçu une bonne nouvelle… Le bureau du Procureur général a confirmé son intention de créer un comité consultatif sur l’accès à la justice en français, lequel relèvera du bureau du procureur. De toute évidence, je suis heureux d’entendre ce genre de nouvelle. Il s’agit d’un autre exemple concret qui montre que nous avançons dans la bonne direction.
En matière de santé, la création des entités de planification des services de santé en français est un autre bel exemple des efforts qu’a déployé notre bureau. Ces entités ont vu le jour en bonne partie grâce aux démarches du Commissariat aux services en français. Avec ces entités, les communautés francophones pourront exprimer leur opinion au sujet de la planification et de l’offre de services en matière de santé, car elles sont certainement les mieux placées pour connaître leurs besoins, leurs intérêts et leurs priorités.
L’adoption de la définition inclusive de francophone, en 2009, est un autre exemple de l’une de nos réalisations. Ma toute première recommandation, au printemps 2008, avait pour but d’inciter le gouvernement ontarien à adopter une autre définition – celle en vigueur étant désuète – de la population francophone de l’Ontario. Cette nouvelle définition tient compte de la diversité de nos origines francophones et constitue donc un progrès énorme. Elle est rédigée ainsi : « les personnes pour lesquelles la langue maternelle est le français, de même que les personnes pour lesquelles la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais, mais qui ont une bonne connaissance du français comme langue officielle et qui utilisent le français à la maison »7.
En matière de communication, le gouvernement a mis en place une directive obligatoire à l’égard des communications en français transmises par tous les ministères et autres organismes gouvernementaux. Il reste encore bien des progrès à faire au niveau des médias sociaux, mais nous ne lâchons pas le morceau.
En éducation, autant primaire et secondaire que postsecondaire, le Commissariat n’a pas chômé. Nous avons publié des rapports d’enquête sur le manque apparent et réel d’écoles de langue française et de programmes postsecondaires dans le Centre et le Sud de la province. Depuis, les ministères chargés de l’éducation ont investi des sommes considérables dans le développement de programmes et dans la construction de nouvelles écoles.
Dans le domaine des services directs à la communauté, je ne peux passer sous silence l’adoption du Règlement de l’Ontario 284/11 : Prestation de services en français pour le compte d’organismes gouvernementaux8 . Le gouvernement a pris ce règlement à la suite d’une de mes recommandations. Depuis, la plupart des ministères ont modifié des clauses existantes aux contrats de service concluent avec des tierces parties pour qu’elles reflètent l’obligation d’offre active de services en français.
Cela dit, le plus grand enjeu auquel font face les francophones de l’Ontario est celui des services en matière de santé. Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée et les organismes chargés de planifier le système de santé interprètent leurs obligations qui découlent de la Loi sur les services en français de manière restrictive. Selon eux, les fournisseurs de services de santé, qui doivent offrir des services en français, ne sont pas des tiers en vertu du Règlement 284/11 et donc n’ont aucune obligation d’offrir activement leurs services en français et en anglais. En outre, ils argumentent que le ministère n’a pas à s’assurer que la prestation de services se fasse en français et que le Commissariat n’a pas compétence pour enquêter à ce sujet. Le Commissariat a tenté par divers moyens de convaincre le ministère d’adopter une nouvelle perspective, mais en vain.
Nous recevons toujours des plaintes à cet égard, et nous tentons de travailler de concert avec les autres parties du système de soins de santé, mais l’interprétation restrictive qu’adopte le ministère crée un système de santé inéquitable pour les francophones de l’Ontario9.
III – NOUVELLE PERSPECTIVE…
Des problèmes comme celui-là pousse le Commissariat à tenter de développer une nouvelle démarche en matière de prestation de services publics, laquelle permettra une plus grande conformité à la Loi sur les services en français.
J’aimerais profiter de ce colloque pour vous annoncer formellement que le Commissariat aux services en français a adopté une nouvelle perspective quant à son rôle dans l’écosystème que représente la prestation des services publics en français. Afin d’ajouter une nouvelle dimension à notre travail, le Commissariat sera maintenant plus proactif dans sa quête qui vise le respect et la mise en œuvre de la Loi sur les services en français. Dorénavant, le Commissariat fera des vérifications, comme le prévoit l’alinéa 12.2(c) de la Loi sur les services en français. Nous allons ainsi nous outiller afin d’être en mesure de surveiller les progrès accomplis par les organismes gouvernementaux.
La vérification permettra d’améliorer la prestation des services en français en aval, et éviter ainsi qu’une personne ait à porter plainte. De plus, le Commissariat va travailler de plus près avec les bureaux des ministres afin de les conseiller judicieusement sur la conception et la mise en œuvre de politiques publiques et leur conformité avec la Loi sur les services en français.
Cette nouvelle perspective découle principalement de la planification stratégique que nous sommes en train d’établir. Au cours de cet exercice, nous avons rencontré des personnes clés provenant de diverses régions et des hauts fonctionnaires du gouvernement et de l’Assemblée législative. La démarche fut fort enrichissante, car elle nous a permis de développer de nouveaux axes stratégiques, qui, je l’espère, permettra au Commissariat d’exercer un rôle avant-gardiste tout en demeurant à l’arrière scène.
Ces axes visent essentiellement la promotion des droits linguistiques dans toutes les sphères de la société ontarienne, la mise en place proactive de services en français par les ministères et les agences gouvernementales, et le déploiement d’interventions avant même que des politiques ou des projets de loi soient élaborés.
Pareille démarche a pour but d’incorporer en amont les besoins des citoyens francophones de l’Ontario. On est bien d’accord, une plainte fondée et recevable signifie une absence de service ou un service inadéquat. Cette démarche s’inspire du principe de « therapeutic jurisprudence »10, qui étudie comment le droit et ceux et celles qui le mettent en œuvre peuvent avoir un effet sur le bien-être de la personne.
En d’autres mots, une personne qui tente de naviguer le système juridique va sans doute subir des effets psychologiques positifs ou négatifs, qui aura un effet sur la résolution ultime de son problème. En ce qui concerne le Commissariat aux services en français, la prestation des services publics est dans notre mire et nous souhaitons qu’elle ait un effet positif sur la personne, mais surtout qu’il n’exacerbe pas le problème initial. Si je reviens à la famille congolaise, à la personne âgée et au parent qui participe à une instance judiciaire comme je l’ai évoqué au début du texte, ne pas recevoir de services en français ou ne pas recevoir un service adapté à leurs besoins pourrait avoir un effet dévastateur.
Je suis le premier à reconnaitre que cette nouvelle approche représente un grand défi pour le Commissariat aux services en français, mais je suis certain que mon équipe a toutes les compétences pour relever ce défi avec brio. Il s’agit d’ailleurs de cette équipe qui a permis au Commissariat de prendre sa place au profit de la population francophone de l’Ontario.
Nous avons su établir une réputation solide et crédible. Nous sommes parfois perçus comme audacieux, mais nous demeurons toujours pragmatiques et cherchons avant tout à faire une différence réelle dans la vie des citoyennes et citoyens. Cela dit, notre capacité de pouvoir répondre rapidement aux plaintes des plus démunis d’entre nous constitue la force et la fierté de notre équipe.
Une mère de deux enfants unilingues n’a pas à subir un stress supplémentaire parce que le travailleur social qui lui est affecté ne comprend pas le français. Un justiciable qui doit composer avec le système de justice qui ne lui offre pas les services en français auxquels il a droit, peut demander de l’aide à notre bureau tout en sachant que nous allons intervenir rapidement. Un patient francophone qui ne comprends pas les interactions en anglais qu’il a avec le personnel médical retient immédiatement toute notre attention.
La place que nous nous sommes taillée revient tout d’abord aux citoyens qui, par l’entremise des plaintes, nous ont permis de focaliser notre attention sur des problèmes systémiques tout en essayant d’y remédier.
CONCLUSION
Au cours des quatre dernières décennies, les citoyens et les citoyennes francophones ont eu recours aux tribunaux pour faire reconnaître, mais surtout pour faire respecter la mise en œuvre des droits linguistiques. Je pense par exemple aux jugements Mahé c. Alberta, R. c. Beaulac, Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, Desrochers c. Canada (Industrie), Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), Belende c. Patel et plus récemment R. c. Munkonda11.
Il y en a plusieurs dans cette salle qui ont été aux premiers rangs de ces luttes. Maître Michel Doucet en est un, et possiblement le plus vaillant. On ne se le cachera pas, Michel n’y va pas avec le dos de la cuillère en matière de droits linguistiques. Ardent défenseur des droits linguistiques des communautés acadienne et francophone, Michel a joué un rôle indéniable à la Faculté de droit de l’Université de Moncton.
Il n’a jamais hésité à faire connaître son opinion, que ce soit à titre de professeur, de doyen ou de juriste. Bien que nous soulignions aujourd’hui sa carrière et donc forcément sa retraite du monde universitaire, je crois que nous ne perdrons pas pour autant le fier défenseur des communautés linguistiques minoritaires qu’il représente. Il a récemment annoncé qu’il ne se lancerait plus dans de nouvelles poursuite judiciaire et bien que cela créera un grand vide, j’ose espérer que le travail exemplaire de Michel saura influencer la nouvelle relève. Si une seule personne peut faire autant de différence, imaginez ce que pourrait accomplir une centaine de Michel Doucet. Le Canada ne serait plus jamais pareil et s’en porterait beaucoup mieux, surtout dans le domaine des droits linguistiques. Son départ invite tous les autres à en faire plus, à en donner plus et à se montrer encore plus diligents dans l’affirmation de nos droits linguistiques.
Je connais Michel depuis plusieurs années et je peux vous dire que la passion et l’amour qu’il a pour les droits linguistiques ont non seulement une résonance en Acadie, mais également à travers le Canada. Ce n’est pas pour rien que Michel faisait partie de la liste des dix francophones les plus influents au Canada selon le journal Francopresse en 2016.
J’aimerais terminer en te remerciant Michel pour avoir eu le mérite de prendre des positions claires au cours de ta carrière, et d’avoir fait preuve à l’égard des francophones d’une ténacité inlassable, de leadership, d’intégrité, mais surtout de dignité. Merci pour ta passion contagieuse, ton intégrité, ton intelligence, mais surtout et avant tout, ta passion.
Merci.
* Commissaire aux services en français de l’Ontario.
1 Commissariat aux services en français, Rapport spécial – « L’offre active de services en français : la clé de voûte à l’atteinte des objectifs de la Loi sur les services en français de l’Ontario », en ligne : <http://csfontario.ca/wp-content/uploads/2016/09/OFLSC-250851-Special-Report-2016-FRE_FINAL.pdf>.
2 Commissariat aux services en français, Rapport annuel 2016-2017 - Prendre notre place, en ligne : <http://csfontario.ca/wp-content/uploads/2017/05/OFLSC-264973-Rapport-annuel-2016_17-FRE_4-web.pdf> [Rapport annuel 2016-2017].
3 Depuis l’automne 2017, le gouvernement a créé le ministère des Affaires francophones, en remplacement de l’Office des affaires francophones, enlevant du coup la mention « déléguée » à son titre.
4 Rapport annuel 2016-2017 , supra note 2 à la p 78.
5 Protocole sur les plaintes déposées auprès du commissaire aux services en français de l’Ontario à l’égard de l’offre de services en français par le Barreau du Haut-Canada , en ligne : Barreau du Haut-Canada <http://www.lsuc.on.ca/uploadedFiles/For_the_Public/News/ News_Archive/2014/protocol-FLSC-FR.pdf>.
6 Le gouvernement de l’Ontario a non seulement rendu public les conclusions du projet pilote, mais en a aussi assuré sa pérennité. Pour plus d’informations, veuillez consulter le lien suivant : http://csfontario.ca/fr/articles/6192.
7 Voir notamment « Définition inclusive de Francophone (DIF) » dans Rapport annuel 2015-2016 – LSF 2.0, en ligne : CSF <http://csfontario.ca/fr/rapports/ra1516/30-ans-de-la-loi/dif>.
8 Gouvernement de l’Ontario, en ligne : <https://www.ontario.ca/fr/lois/reglement/110284>.
9 À ce titre, il est pertinent d’indiquer que le gouvernement de l’Ontario a mis à jour le règlement 515/09 portant sur les entités de planification de services de santé en français, redéfinissant leurs rôles et relations avec les réseaux locaux de services de santé en français, à la satisfaction du commissaire.
10 Théorie développée par David Wexler de l’Université de l’Arizona et Bruce Winik de l’Université de Miami en 1987
11 [1990] 1 RCS 342, [1999] 1 RCS 768, [2000] 1 RCS 3, [2009] 1 RCS 194, (2001) 56 O.R. (3d) 577, (2008) 89 O.R. (3d) 502, (2015) 126 O.R. (3d) 691