Le Nouveau-Brunswick et les droits linguistiques
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Katherine d’Entremont
(2018) 5 RDL 10
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INTRODUCTION
Lorsqu’on m’a invité à prendre la parole dans le cadre de ce colloque, je n’ai pas hésité un instant. En effet, c’est un grand honneur pour moi d’être ici aujourd’hui pour souligner l’apport inestimable de Me Michel Doucet à l’avancement et à la défense des droits linguistiques au Canada.
En ma qualité de commissaire aux langues officielles, j’ai un double mandat : d’abord celui d’être le gardien des droits linguistiques, et ce, en menant des enquêtes et en formulant des recommandations. Je dois aussi promouvoir l’avancement de nos deux langues officielles, un rôle qui me permet de m’intéresser à tous ces facteurs qui contribuent à la vitalité des langues, notamment l’éducation, l’immigration, la langue de travail et l’affichage. D’ailleurs, l’étude que nous avons publiée en mars 2015 sur les avantages économiques du bilinguisme, intitulée Deux langues, c’est bon pour les affaires, illustre très bien mon rôle de promotion.
Lorsqu’on parle de droits linguistiques au Nouveau-Brunswick, on pense certes au bilinguisme officiel, c’est-à-dire, l’obligation des institutions provinciales de communiquer avec le citoyen et de lui fournir des services dans la langue officielle de son choix. Il s’agit d’un pôle important des droits linguistiques, mais ce n’est pas le seul.
Il y a un autre pôle qui est davantage associé aux droits linguistiques de chaque communauté. Il s’agit de la reconnaissance de l’égalité des deux communautés linguistiques officielles et de leur droit à des institutions distinctes en matière éducative, culturelle et sociale. C’est ce qu’on appelle au Nouveau-Brunswick, la dualité linguistique.
Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de l’évolution de ces deux grandes catégories de droits linguistiques en m’attardant à certains jalons qui ont marqué cette évolution.
I - PREMIÈRE LOI SUR LES LANGUES OFFICIELLES - 1969
Le Nouveau-Brunswick célébrera bientôt le 50e anniversaire de l’adoption de sa première loi sur les langues officielles. Un demi-siècle, ce n’est pas rien. Voyageons un peu dans le temps, remontons dans les années 1960.
Un vent de changement souffle partout dans le monde, y compris au Nouveau-Brunswick. L’arrivée au pouvoir du gouvernement libéral de Louis J. Robichaud marque le début de transformations profondes dans tous les secteurs de notre province. Dans la foulée des recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick adopte sa première loi sur les langues officielles le 12 avril 1969, soit quelques mois avant l’adoption de la première loi fédérale.
Cette loi prévoit notamment : ·
que le français et l’anglais sont les deux langues officielles du Nouveau-Brunswick; ·
le droit des Néo-Brunswickois de recevoir des services du gouvernement dans la langue officielle de leur choix; ·
le droit à l’enseignement dans la langue maternelle de l’élève; ·
le droit à un procès dans la langue officielle de son choix.
Cependant, la mise en œuvre de cette première loi fut très lente. En effet, les dispositions les plus importantes de la Loi, notamment celles liées aux services au public, ne sont entrées en vigueur qu’en 1977 alors que la province était dirigée par le premier ministre conservateur Richard Hatfield. Il faut toutefois reconnaître que la loi de 1969 a marqué le début d’une évolution remarquable.
En plus de redéfinir notre identité collective – qui ne sait pas aujourd’hui que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue au pays? –, cette loi de 1969 a appuyé une transformation sociale qui a permis à la langue française de faire des progrès importants dans tous les secteurs : services publics, éducation, santé, justice, etc. D’une langue surtout privée, le français est devenu une langue publique au Nouveau-Brunswick. À une certaine époque, les gens se retournaient dans la rue lorsqu’on parlait français. On ne se retourne plus aujourd’hui. Voilà une image qui illustre bien cette progression.
II - DEUXIÈME JALON : LA LOI RECONNAISSANT L’ÉGALITÉ DES DEUX COMMUNAUTÉS LINGUISTIQUES OFFICIELLES AU NOUVEAU-BRUNSWICK - 1981
En 1981, alors que le Parti acadien prône l’idée d’une province acadienne, et que le Québec a tenu l’année précédente son premier référendum sur l’indépendance, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick adopte la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick.
Cette loi affirme notamment l’égalité de statut et l’égalité des droits et privilèges des deux communautés linguistiques. De plus, elle accorde aux deux communautés le droit à des institutions distinctes où peuvent se dérouler des activités culturelles, éducatives et sociales.
La Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick ’ signifie donc l’ajout d’une dimension collective aux droits linguistiques des Néo-Brunswickois.
III - TROISIÈME JALON : LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS - 1982
En 1982, le Nouveau-Brunswick fait inscrire des droits linguistiques dans la Charte canadienne des droits et libertés. Les obligations découlant de ces droits s’appliquent explicitement aux institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick. Puis, le 12 mars 1993, le Nouveau-Brunswick et le Parlement du Canada modifiaient la Constitution pour y inscrire à l’article 16.1 de la Charte canadienne des droits et libertés l’égalité des communautés de langues officielles du Nouveau-Brunswick.
L’article 16.1 n’a toutefois pas vu le jour par hasard. Il faut souligner ici l’esprit visionnaire des hommes et des femmes qui ont compris toute l’importance d’inscrire des droits aussi importants dans la Constitution.
En tant que président de la SANB de 1987 à 1989, Michel Doucet a entamé les démarches pour que la spécificité du Nouveau-Brunswick fasse partie du projet de réforme constitutionnelle en cours à cette époque. L’Accord du lac Meech ayant échoué en 1990, il a dû reprendre les démarches afin de convaincre le gouvernement du Nouveau-Brunswick d’inscrire le contenu de la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick dans le projet de réforme constitutionnelle qui a débuté en 1992. Bien que l’Accord de Charlottetown devait échouer à son tour, la proposition de modification constitutionnelle relative à l’égalité des communautés du Nouveau-Brunswick allait passer à l’histoire comme étant le seul élément du projet de réforme à voir le jour. Et c’est Michel Doucet qui en a été l’instigateur.
L’article 16.1 de la Charte a été peu utilisé devant les tribunaux. Il a toutefois été invoqué dans l’arrêt Charlebois c. Moncton de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, qui est la seule cour à l’avoir interprété. Fait à noter, Michel Doucet représentait l’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick (AJEFNB) dans cette cause, qui a mené à l’adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick en 2002.
IV - LA NOUVELLE LOI SUR LES LANGUES OFFICIELLES - 2002
Ainsi donc, le 5 août 2002, la nouvelle loi sur les langues officielles entrait en vigueur. Celle-ci a considérablement élargi les droits linguistiques des Néo-Brunswickois. Ainsi, les obligations linguistiques existantes ont été renforcées, notamment par l’ajout de dispositions relatives à l’offre active de service et par l’ajout d’obligations linguistiques pour les tiers. La nouvelle loi a également créé le poste de commissaire aux langues officielles. Par ailleurs, des obligations linguistiques ont été imposées aux cités et à un certain nombre de municipalités et de commissions.
Le rôle que Michel Doucet a exercé à l’égard de cette nouvelle loi s’est fait sentir de bien des façons, notamment par l’ébauche d’une loi qu’il a rédigée en 1999 pour le compte de l’AJEFNB. D’autres conférenciers en traiteront de façon plus détaillée, mais je soulignerai tout de même que Michel avait prévu dans cette ébauche des dispositions relatives à un Commissariat aux langues officielles.
Je soulignerai aussi qu’il y a une des dispositions que le législateur n’a pas repris dans cette ébauche de loi préparée par Michel, soit celle portant sur la langue de travail, et qui était formulée ainsi :
Le français et l’anglais sont les langues de travail des institutions provinciales. Leurs employés ont donc le droit d’utiliser, conformément à la présente partie, l’une ou l’autre.
Cela dit, une des plus importantes améliorations à la LLO fut certainement l’offre active de service.
Il faut savoir que la loi adoptée en 1969 n’imposait pas aux institutions l’obligation d’informer le citoyen de son droit d’utiliser la langue officielle de son choix. Au contraire, le fardeau de demander le service dans sa langue reposait sur les épaules de l’individu 1. En milieu minoritaire, de nombreux citoyens hésitèrent naturellement à demander un service dans la langue de leur choix. Comme il y avait peu de demandes pour des services bilingues, les organismes visés par la Loi n’ont pas fait les efforts nécessaires pour assurer la prestation de services bilingues.
En introduisant l’offre active de service dans la nouvelle loi de 2002, le législateur a cherché à modifier toute la dynamique de la prestation de services bilingues : dorénavant, ce ne sera plus au citoyen de demander un service dans sa langue, ce sera à l’institution de le lui offrir.
V - ET UNE NOUVELLE RÉVISION EN 2013
Trois décennies se sont écoulées entre l’adoption de la première loi sur les langues officielles de 1969 et l’adoption d’une nouvelle loi en 2002. C’est donc dire qu’il a fallu attendre plus de trente ans avant que les dispositions de cette loi fondamentale soient revues en profondeur. Une telle situation ne devait pas se reproduire. Le législateur a donc inscrit dans la nouvelle loi sur les langues officielles, un processus de révision obligatoire. Par conséquent, la nouvelle loi de 2002 a fait l’objet d’une révision dix ans plus tard. Et en juin 2013, des dispositions importantes ont été ajoutées à la loi. Parmi celles-ci, il faut noter l’obligation du gouvernement provincial d’élaborer un plan de mise en application de ses obligations linguistiques. Il s’agit d’une disposition intéressante à plusieurs égards, qui prévoit notamment : ·
les mesures propres à assurer l’égalité de statut des deux communautés linguistiques; ·
les mesures propres à assurer l’égalité d’usage du français et de l’anglais dans les services publics; ·
les mesures propres à assurer la prise en compte de la langue de travail dans la détermination des équipes de travail au sein des services publics et l’élaboration des profils linguistiques des postes dans les services publics; ·
les mesures propres à améliorer la capacité bilingue de la haute direction au sein des services publics.
les mesures propres à assurer l’égalité d’usage du français et de l’anglais dans les services publics; ·
les mesures propres à assurer la prise en compte de la langue de travail dans la détermination des équipes de travail au sein des services publics et l’élaboration des profils linguistiques des postes dans les services publics; ·
les mesures propres à améliorer la capacité bilingue de la haute direction au sein des services publics.
Autre ajout important à la Loi sur les langues officielles : à compter du 1er juillet 2016, plus de 40 ordres professionnels auront l’obligation de fournir leurs services dans les deux langues officielles.
VI - DES PROGRÈS RESTENT À FAIRE
Malgré l’évolution des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick, nous avons encore de nombreux défis à relever. En effet, dans la seule province officiellement bilingue la moitié seulement des hauts fonctionnaires (49 %) sont bilingues. C’est ce que révèle une étude que nous avons menée il y a deux ans. Les hauts fonctionnaires représentent environ 3 % de l’effectif total des ministères et organismes, soit 328 personnes. On compte donc seulement 159 hauts fonctionnaires bilingues.
Le gouvernement publie des avis de concours d’agents de l’Assemblée législative dans lesquels le bilinguisme n’est qu’un simple atout. La prestation de services gouvernementaux de qualité égale dans les deux langues officielles est compromise par de nombreuses lacunes en matière de recrutement de fonctionnaires bilingues et de formation en langue seconde. Les employés des ministères et agences font l’offre active de service moins d’une fois sur cinq, selon notre enquête menée l’an dernier. Il reste donc encore beaucoup de travail à faire, et notamment en matière de dualité.
En apparence, l’évolution en matière de dualité peut sembler moins évidente : la Loi sur l’égalité des deux communautés linguistiques officielles du Nouveau-Brunswick n’a pas été modifiée et l’article 16.1 n’a pas souvent été invoqué devant les tribunaux. Je constate toutefois que la communauté francophone l’utilise davantage dans ses revendications.
Un autre point doit être souligné : la dualité est moins bien comprise par la population que le bilinguisme officiel.
Imaginons que nous nous trouvons au centre-ville de Moncton. Nous abordons au hasard des citoyens. Parlez à un francophone, puis à un anglophone, et ils vous diront qu’ils comprennent la raison d’être du bilinguisme officiel. Le droit d’obtenir un service gouvernemental dans la langue officielle de son choix leur paraîtra tout à fait naturel. Et même lorsque la controverse règne autour du bilinguisme officiel, la grande majorité des gens reconnaîtront que les francophones et les anglophones ont droit à un service dans leur langue. Demandez-leur maintenant ce qu’ils pensent de la dualité. Il y a fort à parier que le francophone vous dira que la dualité au sein du système scolaire est essentielle à l’avenir de cette communauté. Pour sa part, l’anglophone vous posera la question suivante : pourquoi cette séparation? Soyons unis, soyons plus forts.
Comment se fait-il que la dualité soit si mal comprise? Si vous considérez qu’une langue n’est pas menacée, il est peu probable que vous estimiez que des institutions distinctes soient nécessaires. À cet égard, on peut comprendre que les membres de la communauté anglophone puissent méconnaître les défis auxquels la communauté francophone est confrontée ainsi que la nécessité d’institutions distinctes pour relever ces défis. Une telle situation devrait toutefois amener le gouvernement provincial à faire davantage pour expliquer la raison d’être de la dualité.
CONCLUSION
Un cadre juridique peut être statique ou dynamique. Il peut équivaloir à une simple déclaration de principes et de droits ou être un outil pour progresser vers un noble objectif sociétal : l’égalité de nos deux langues et de nos deux communautés linguistiques. C’est le citoyen, les communautés, le gouvernement qui feront du cadre un simple symbole ou un vecteur de changement. Me Michel Doucet a choisi d’en faire un vecteur de changement, ce qui nous a permis d’avancer. Voilà un exemple à suivre.