L’application de l’arrêt Jordan aux retards découlant du respect des droits linguistiques
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Nicky Gagnon
5 octobre 2020
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Dans l’arrêt R c Jordan1, de 2016, la Cour Suprême du Canada s’est penchée sur le droit de subir son procès criminel dans un délai raisonnable protégé par l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés2. La cour a statué qu’un délai de plus de 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès, pour les affaires instruites devant les cours supérieures, est présumé déraisonnable. Cette présomption peut être réfutée par le ministère public s’il invoque des circonstances exceptionnelles qui sont raisonnablement inévitables, et auxquelles il ne doit pas y avoir un moyen raisonnable de remédier.
Dans le cadre de cette analyse, la cour ne s’est pas penchée directement sur la place qu’il convient de donner aux droits linguistiques de l’accusé. Mais récemment, dans l’arrêt R c Vaillancourt3, la Cour du banc de la reine de l’Alberta a dû traiter de cette question.
L’accusé, Marc Vaillancourt, a demandé de subir son procès en français conformément à l’article 530 du Code criminel4. Son procès n’a pas eu lieu dans le délai prescrit par l’arrêt Jordan, et donc M. Vaillancourt a demandé l’arrêt des procédures. En réponse, la Couronne a tenté de justifier le délai en évoquant les difficultés découlant de la tenue d’un procès en français. La cour a donc eu à déterminer si ce facteur est pertinent dans le cadre d’analyse de l’arrêt Jordan. Finalement, la cour a ordonné l’arrêt des procédures.
L’accusé, Marc Vaillancourt, a demandé de subir son procès en français conformément à l’article 530 du Code criminel4. Son procès n’a pas eu lieu dans le délai prescrit par l’arrêt Jordan, et donc M. Vaillancourt a demandé l’arrêt des procédures. En réponse, la Couronne a tenté de justifier le délai en évoquant les difficultés découlant de la tenue d’un procès en français. La cour a donc eu à déterminer si ce facteur est pertinent dans le cadre d’analyse de l’arrêt Jordan. Finalement, la cour a ordonné l’arrêt des procédures.
Le présent texte a pour but de résumer l’analyse qu’a faite le juge Ouellette de cette question.
1. Faits de l’affaire
Le 28 octobre 2015, la Cour provinciale de l’Alberta a reçu une dénonciation contre Marc Vaillancourt en vertu du Code criminel. En vertu du paragraphe 530(1) du Code criminel, M. Vaillancourt avait un droit absolu de choisir de subir son procès dans la langue officielle de son choix, pourvu qu’il en fasse la demande au plus tard au moment que la date du procès soit fixée5. Or, M. Vaillancourt a seulement été informé de son droit le 8 février 20176, alors que les dates pour son procès avaient été fixées lors d’une audience le 13 mai 20167. Il lui était donc impossible de se prévaloir de son droit absolu en vertu du paragraphe 530(1). M. Vaillancourt a donc présenté une demande fondée sur le paragraphe 530 (4), qui prévoit que la cour doit ordonner que le procès se déroule dans la langue officielle de l’accusé si elle est convaincue qu’il est dans « les meilleurs intérêts » de la justice de le faire8.
Dans cette optique, M. Vaillancourt devait justifier le retard de sa demande. Selon lui, celui-ci tenait à deux causes principales. Premièrement, M. Vaillancourt n’a pas été informé par la cour de son droit et des délais applicables, contrairement au paragraphe 530 (3) du Code criminel. Deuxièmement, entre l’émission de la dénonciation et cette date M. Vaillancourt a retenu les services de quatre avocates différentes, et seule la dernière l’a informé de son droit à un procès en français9.
Le 22 février 2017, la demande à un procès en français de M. Vaillancourt a été acceptée par le juge Macklin. Lors de cette même audience, la Couronne a demandé un ajournement10. Les deux procureurs de la Couronne alors affectés au dossier étaient unilingues et le ministère public s’est dit dans l’incapacité de trouver un procureur francophone et de le préparer pour ce procès avant la date prévue pour le début de celui-ci11. Si l’ajournement était accordé, la fin des procédures aurait lieu le 8 juin 2018, soit 32 mois après le dépôt des accusations12. Néanmoins, la Couronne a indiqué qu’elle était prête à prendre le risque que la défense évoque la décision Jordan pour demander un arrêt des procédures en raison de la violation de son droit à un procès dans un délai raisonnable. Le tribunal a donc accueilli la demande et a fixé la date du début du procès à la mi-avril13. Peu après, la défense a présenté une requête demandant l’arrêt des procédures en se fondant sur l’arrêt Jordan14.
2. Cadre d’analyse : l’arrêt Jordan
En décembre 2008, M. Jordan a été arrêté pour des infractions liées à la possession et au trafic de drogues en Colombie-Britannique. En septembre 2012, M. Jordan a demandé un arrêt des procédures fondé sur son droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’alinéa 11b) de la Charte. Le juge a aussitôt rejeté la demande en se fondant sur les principes énoncés dans l’arrêt Morin15 et le procès a été ajourné. En février 2013, 49 mois et demi après le dépôt des accusations, M. Jordan a été déclaré coupable pour cinq infractions16. La décision a été portée en appel et s’est rendue jusqu’à la Cour Suprême du Canada, qui en a profité pour écarter l’arrêt Morin et développer un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’alinéa 11b) de la Charte17.
Désormais, si le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est de plus de 18 mois pour les affaires instruites devant les cours provinciales, il est présumé déraisonnable. Pour les affaires portées devant une cour supérieure (ou pour les affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire), le délai est plutôt de 30 mois18. En outre, l’accusé peut démontrer qu’un délai est déraisonnable même s’il est inférieur au seuil présomptif. Pour ce faire, il doit démontrer qu’il a réellement tenté d’accélérer le processus de l’instance et que celui-ci a été beaucoup plus long qu’il aurait raisonnablement dû l’être19. En imposant de telles conditions, la Cour suprême cherche à éviter d’inciter les accusés à délibérément retarder les procédures.
La Cour Suprême a également prévu une période transitoire, car il serait contraire aux principes de justice fondamentaux d’exiger que les parties aient pris des initiatives qui n’étaient pas encore requises lors du commencement de leurs procédures20. Puisque les faits de l’arrêt Vaillancourt ont précédé la décision Jordan, le juge Ouellette a donc dû déterminer si le délai aurait été justifiable à la lumière du cadre d’analyse développé dans Morin, en vertu de la mesure transitoire21.
3. R c Vaillancourt — Décision
Dans l’affaire Vaillancourt, les deux parties ont reconnu que le délai était supérieur au plafond présumé mis en place par la décision Jordan. La Couronne a toutefois plaidé que le délai pouvait être justifié. Le juge Ouellette a repéré cinq questions en litiges, que nous analyserons à tour de rôle22.
3.1 Périodes attribuables à l’accusé
Le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est présumé être déraisonnable s’il est de plus de 30 mois pour les affaires portées devant une cour supérieure. Toutefois, la Couronne a prétendu que 10 semaines de retard étaient attribuables à la défense et n’étaient pas justifiées en vertu de l’article 530 du Code criminel, ce qui aurait eu pour effet de réduire le délai total à 29 mois. La cour a rejeté cet argument en se fondant sur des conclusions de fait.
La Couronne a aussi tenté d’imputer à M. Vaillancourt la responsabilité pour le délai de 12.5 mois entre le 8 février 2017, date où M. Vaillancourt a appris qu’il avait le droit de subir son procès en français, et la fin anticipée des procédures (le 8 juin 2018). Cette prétention s’appuyait sur le fait que M. Vaillancourt avait demandé un ajournement en lien avec sa demande de subir son procès en français. Toutefois, la Cour a conclu que ce délai avait plutôt été causé par le fait qu’aucun participant au système de justice criminelle n’avait informé M. Vaillancourt de son droit, ainsi que par l’incapacité de la Couronne de trouver un procureur francophone en temps opportun23.
3.2 Circonstances exceptionnelles
Le ministère public peut tenter de faire excuser certains délais en prétextant l’existence de circonstances exceptionnelles. Celles-ci doivent être raisonnablement inévitables et il ne peut y avoir un moyen raisonnable d’y remédier. La Couronne doit donc invoquer un événement distinct ou le fait que l’affaire soit particulièrement complexe24. Dans l’affaire Vaillancourt, la cour a conclu que les droits conférés par la Charte et par le Code criminel, notamment le droit de subir son procès dans la langue officielle de son choix, ne sont pas des circonstances exceptionnelles permettant de justifier un délai25.
3.3 Violation des droits garantis au paragraphe 530 du Code criminel
La Cour devait déterminer s’il y avait eu violation des droits de M. Vaillancourt garantis par l'article 530 du Code criminel. Le paragraphe 530 (1) du Code criminel accorde un droit absolu à l’accusé de demander que son procès se déroule dans la langue/ officielle de son choix, s’il en fait la demande dans les délais prescrits26. Ceci oblige les tribunaux à être institutionnellement bilingues27. Si l’accusé n’est pas en mesure de revendiquer son droit dans ces délais, il peut néanmoins présenter une demande en vertu du paragraphe 530 (4). Ce dernier octroie un pouvoir discrétionnaire d’ordonner la tenue du procès dans la langue officielle voulue, s’il est « dans les meilleurs intérêts de la justice » de le faire28. Selon l’arrêt Beaulac, une demande présentée en vertu du paragraphe 530 (4) ne peut jamais être refusée pour une raison de commodité administrative29.
En l’espèce, le juge Ouellette a examiné les circonstances entourant la demande de M. Vaillancourt de subir son procès en français. Il a conclu que ce dernier ignorait l’existence de son droit en raison de l’inaction des acteurs du système judiciaire. De ce fait, la Couronne a clairement manqué aux obligations de bilinguisme qui pesaient sur elle en vertu du Code criminel. Elle devait jouer un rôle proactif, ce qu’elle n’a pas fait. Le paragraphe 530 (3) du Code criminel impose effectivement une obligation à la cour d’informer chaque accusé de son droit à un procès en français. Ainsi, il y a eu violation du droit de l’accusé garanti par l’article 530 du Code criminel.
3.4 Violation des droits garantis par la Charte
Il est indéniable qu’une violation de l’article 530 du Code criminel est un tort important30. Cependant, ce type de violation ne permet pas d’ordonner un arrêt des procédures. Pour cette raison, l’avocate de M. Vaillancourt a argumenté qu’une telle violation contrevient aux articles 1631 et 1932 de la Charte canadienne des droits et libertés. Si le juge Ouellette avait accepté cet argument, un arrêt des procédures aurait pu être accordé en vertu de l’article 24 (1) de la Charte33. Toutefois, en se fondant sur la décision R c Mackenzie34, il a conclu que M. Vaillancourt n’a pas subi une violation de ses droits en vertu des articles 16 et 19 de la Charte. L’arrêt Mackenzie n’a pas écarté la possibilité qu’un arrêt des procédures pourrait être ordonné si la violation des droits linguistiques était intentionnelle et systémique, mais cette question n’a pas été soulevée par M. Vaillancourt35. À tout événement, l’argument fondé sur les articles 16 et 19 de la Charte était superflu, puisque la violation de l’article 11b) de la Charte, tel que dans le cas de Jordan, permettait d’ordonner un arrêt des procédures.
3.5 L’application de la mesure transitoire
Enfin, le juge Ouellette a dû examiner la question de l’application de la mesure transitoire. Comme détaillé plus haut, les faits de cette affaire se sont produits avant que le jugement Jordan n’ait été rendu, et donc le juge Ouellette devait déterminer si le délai était justifié au regard de la mesure transitoire. Le cadre analytique établi par l’affaire Morin exigeait que l’on tienne compte de la longueur du délai, de l’abandon de certaines périodes dans le calcul par l’accusé, des raisons du retard et du préjudice subi par l’intimé lorsqu’il fallait juger si un délai était raisonnable36.
Le juge Ouellette a conclu que le délai n’était pas raisonnable37. En l’espèce, le délai était de 32 mois, M. Vaillancourt n’a renoncé à aucune période, et il n’a aucunement contribué aux délais. Dès qu’il a été informé de son droit de subir son procès en français, M. Vaillancourt n’a pas tardé de faire connaître sa demande au nom du paragraphe 530 (4) du Code criminel. De plus, il s’était assuré de retenir les services d’une avocate capable de procéder en français et aux dates originalement prévues pour le procès. Par ailleurs, les délais entraînés par le manque de ressources bilingues nécessaires du ministère public sont des délais « institutionnels » au sens de l’arrêt Morin et ne sont donc pas justifiés. Finalement, M. Vaillancourt a subi un préjudice réel en raison du délai, ainsi que du manque de protection de ses droits.
4. Conclusion
Il est encore trop tôt pour évaluer la portée de l’application de la décision Jordan aux délais liés à l’évocation des droits linguistiques de l’accusé, étant donné que Vaillancourt est l’unique jugement ayant été rendu sur cette question et ne lie pas les tribunaux des autres provinces. Mais pour sa part, cette décision indique que le ministère public ne peut se servir d’un manque de ressources en français ou de toute autre circonstance raisonnablement évitable ou prévisible pour justifier le retard d’une procédure. Il revient, somme toute, au gouvernement de garantir que les infrastructures sont bilingues, de manière à assurer une égalité des deux langues officielles et à éviter les délais contraires à l’alinéa 11b) de la Charte38. Une demande faite en vertu de l’article 530 du Code criminel ne modifie aucunement cet impératif.
* Chercheuse associée, Observatoire international des droits linguistiques, Faculté de droit, Université de Moncton.
1 R c Jordan, 2016 CSC 27, 398 DLR (4e) 381 [Jordan].
2 Charte canadienne des droits et libertés, art 11b), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte].
3 R c Vaillancourt, 2019 ABQB 859 [Vaillancourt].
4 Code Criminel, LRC 1985, c C-46, art 530 [Code criminel].
5 La version antérieure du paragraphe 530(1)a)(i) du Code criminel, entre le 21 juin 2019 et le 20 juillet 2019, se lisait comme suit : «?Sur demande d’un accusé dont la langue est l’une des langues officielles du Canada, faite au plus tard :
- au moment où la date du procès est fixée :
- s’il est accusé d’une infraction mentionnée à l’article 533 ou punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire
6 Vaillancourt, supra note 3 au para 6 u).
7 Vaillancourt, supra note 3 au para 6 o).
8 Le paragraphe 530(4) du Code criminel prévoit comme suit : «?Lorsqu’un accusé ne présente aucune demande pour une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) et que le juge de paix, le juge de la cour provinciale ou le juge devant qui l’accusé doit subir son procès […] est convaincu qu’il est dans les meilleurs intérêts de la justice que l’accusé subisse son procès devant [ceux] qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé […] le tribunal peut, par ordonnance, s’il ne parle pas cette langue, renvoyer l’accusé pour qu’il subisse son procès devant [ceux] qui parlent cette langue ou, si les circonstances le justifient, qui parlent les deux langues officielles du Canada?».
9 Vaillancourt, supra note 3 au para 33.
10 Ibid aux para 25 et 28.
11 Ibid au para 28.
12 Ibid au para 29.
13 Ibid aux para 29 - 31.
14 Ibid aux para 29 - 31.
15 R c Morin, [1992] 1 RCS 771 au para 31 [Morin].
16 Jordan, supra note 1 au para 12.
17 Ibid au para 31.
18 Ibid au para 49.
19 Ibid au para 81.
20 Ibid aux para 95 - 97, 128 et 286.
21 Vaillancourt, supra note 3 au para 58.
22 Ibid aux para 13 -14.
23 Ibid aux para 11 - 12, 25 - 33.
24 Jordan, supra note 1 au para 71.
25 Ibid au para 34-37.
26 Code criminel, supra note 4, art 530 (1).
27 Vaillancourt, supra note 3 au para 47, citant R c Beaulac, [1999] 1 RSC 768, 173 DLR (4e) 193 aux para 24 et 28 [Beaulac].
28 Code criminel, supra note 4, art 530 (4).
29 Ibid au para 28.
30 Vaillancourt, supra note 3 au para 46.
31 L’article 16 de la Charte se lit comme suit : «?(1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada?; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada?; (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais.?»
32 L’article 19 de la Charte se lit comme suit : «?(1) Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent?».
33 L’article 24 (1) de la Charte se lit comme suit : «?Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances?».
34 R c Mackenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 RCS 250.
35 Vaillancourt, supra note 3 au para 42.
36 Morin, supra note 14 au para 31.
37 Vaillancourt, supra note 3 au para 62.
38 Ibid au para 39.