L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’admission des non-ayants droit à l’école francophone
L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés1accorde des droits à certains groupes de parents admissibles2 qu’on dénomme les ayants droit. Cela soulève la question de savoir si l’article 23 n’a pour effet de limiter l’accès aux écoles de la minorité de langue officielle qu’aux enfants dont les parents sont des ayants droit? L’article soulève également la question à savoir si les commissions scolaires de la minorité de langue officielle peuvent unilatéralement établir, dans l’exercice de leur pouvoir de gestion3, les critères pour l’admission à l’école francophone des enfants dont les parents sont des non-ayants droit et s’ils peuvent tenir compte de ces non-ayants droit dans la détermination du « nombre d’enfants » justifiant l’instruction dans la langue de la minorité selon les alinéas 23(3) a) et b)?
Dans Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), la Cour suprême du Canada reconnaît qu’une province ou un territoire peut déléguer à une commission scolaire la fonction de fixer les critères d’admission à l’égard des enfants de non-ayants droit : « Par cette délégation, on peut conférer à une commission scolaire de la minorité linguistique un large pouvoir discrétionnaire pour admettre les enfants de non-ayants droit »4. Elle ajoute également :
Il ne fait également aucun doute qu’une province ou un territoire puisse adopter une loi qui offre de plus grandes protections que celles garanties par la Charte. L’article 23 prévoit un minimum constitutionnel. Deux importants corollaires en découlent. Premièrement, comme la Charte énonce les normes minimales auxquelles la loi doit se conformer, toute loi qui ne respecte pas ces normes contrevient à la Charte et est présumée inconstitutionnelle. Deuxièmement, comme la Charte énonce uniquement les normes minimales, elle n’empêche pas la loi d’aller au-delà des droits élémentaires reconnus dans la Charte et d’offrir d’autres protections5.
La réponse législative à la question de savoir si les enfants des non-ayants droit sont admissibles à l’école francophone peut donc varier énormément d’une province à l’autre. À un extrême, nous avons le Québec qui, avec la Charte de la langue française, a choisi une démarche minimale en imposant l’instruction en français, la langue de majorité dans cette province au sens de l’article 23, à presque tous les enfants de parents non admissibles6. La Nouvelle-Écosse semble également avoir fait le même choix7. Pareillement, au Yukon, les critères d’admission à l’école de langue française sont établis dans le Règlement sur l’instruction en français8 et limite l’accès uniquement aux enfants de parents ayants droit.
À l’autre extrême, nous avons le Nouveau-Brunswick où les enfants de parents anglophones non-ayants droit ont le droit d’être instruits dans la langue de la minorité s’ils sont en mesure de prouver que l’enfant « a une compétence linguistique suffisante » de la langue de fonctionnement de l’école9. Les enfants qui ne parlent ni l’une ni l’autre des langues officielles sont toutefois admissibles sans vérification de leur compétence linguistique10.
Certaines provinces ont accepté de conférer aux commissions scolaires de langue minoritaire un large pouvoir discrétionnaire pour admettre les enfants de non-ayants droit. L’article 293 de la Loi sur l’éducation de l’Ontario11,par exemple, prévoit la constitution d’un comité d’admission pour évaluer ces demandes. Au Manitoba, le paragraphe 21.15(5) de la Loi sur les écoles publiques12 autorise la commission scolaire de langue française à admettre tout enfant sur présentation d’une demande écrite d’admission.
D’autres provinces, bien qu’elles aient conféré aux commissions scolaires de la minorité linguistique un pouvoir sur les admissions, ont néanmoins imposé des limites précises à l’exercice de ce pouvoir. À l’Île-du-Prince-Édouard, par exemple, la commission scolaire de langue française peut admettre des enfants dont les parents ne sont pas titulaires des droits reconnus à l’article 23, mais ces enfants doivent d’abord être exemptés par la commission de langue anglaise13. Un régime similaire existe également en Saskatchewan14. En Colombie-Britannique, le conseil scolaire francophone a le pouvoir discrétionnaire d’admettre l’enfant d’un immigrant qui, s’il était citoyen canadien, détiendrait les droits garantis par l’article 2315. Aux Territoires du Nord-Ouest, le ministre de l’Éducation a adopté, en juillet 2008, une directive concernant l’admission aux écoles francophones et limite l’accès uniquement aux parents ayants droit, sauf avec l’autorisation du ministre de l’Éducation16.
En ce qui concerne la question de savoir si une commission scolaire de la minorité peut, à défaut d’une délégation d’un tel pouvoir par le législateur comme c’est notamment le cas au Yukon, fixer unilatéralement, dans l’exercice de son pouvoir de gestion, les critères d’admission à l’école francophone, la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon : « À défaut d’une telle délégation, la Commission n’a pas le pouvoir de fixer unilatéralement des critères d’admission différents de ceux établis dans le Règlement »17. Toutefois, elle ajoute également : « La Commission n’est pas pour autant empêchée de faire valoir que le Yukon n’a pas assuré suffisamment le respect de l’art. 23 et rien ne l’empêche de soutenir que l’approche adoptée par le Yukon à l’égard des admissions fait obstacle à la réalisation de l’objet de l’art. 23. Mais il s’agit là d’une autre question que celle de savoir si la Commission a, en l’absence d’une délégation de la part du Yukon, le droit unilatéral de décider d’admettre d’autres enfants que ceux visés par l’art. 23 ou le Règlement »18. Selon nous, le message de la Cour suprême du Canada est clair : les commissions scolaires ne peuvent pas, dans l’exercice de leur pouvoir de gestion, fixer unilatéralement les critères d’admission, à moins qu’une telle délégation de pouvoir n’ait été faite par le législateur. Cependant, rien n’empêche une commission scolaire ou les ayants droit de contester la constitutionnalité de l’approche choisie par le législateur, s’ils considèrent que celle-ci va à l’encontre de l’objectif de l’article 23 de la Charte.En d’autres mots, dans le cas du Yukon, la Commission scolaire aurait peut-être dû attaquer la constitutionnalité du Règlement sur l’instruction en français au lieu de revendiquer le droit d’établir unilatéralement ces critères.
Portons maintenant notre attention sur la situation comme elle se présente au Nouveau-Brunswick. Nous avons vu ci-dessus que l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur l’éducation de cette province permet l’admission à l’école française d’un enfant anglophone dont les parents ne sont pas des ayants droit à condition que cet enfant possède, au moment de son admission, une compétence linguistique suffisante dans la langue française. Selon le paragraphe 5(2) de la Loi, le directeur général qui a des doutes quant à la compétence linguistique d’une personne doit lui faire subir les épreuves que le ministre estime nécessaires afin de déterminer le niveau de compétence linguistique de la personne. La Politique 321 – Admission selon la languedu ministère de l’Éducation et du développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick n’offre pas beaucoup de précision au sujet de la méthode à suivre ou des critères à appliquer pour déterminer la compétence linguistique de l’enfant. En fait, l’article 6.2 de la Politique se borne à dire :
Conformément à l’article 5 de la Loi sur l’éducation et de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, le directeur général doit admettre les élèves à une école francophone dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) l’élève a une compétence linguistique en français;
b) l’élève connaît les deux langues officielles;
c) l’élève n’a aucune compétence dans l’une ou l’autre des langues officielles;
d) le parent de l’élève est citoyen canadien et l’élève ou ses frères et sœurs reçoivent ou ont reçu leur instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ailleurs au Canada; ou
e) le parent de l’élève est un citoyen canadien demeurant au Nouveau-Brunswick
b) l’élève connaît les deux langues officielles;
c) l’élève n’a aucune compétence dans l’une ou l’autre des langues officielles;
d) le parent de l’élève est citoyen canadien et l’élève ou ses frères et sœurs reçoivent ou ont reçu leur instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ailleurs au Canada; ou
e) le parent de l’élève est un citoyen canadien demeurant au Nouveau-Brunswick
- dont la langue première apprise et encore comprise est le français, ou
- qui a reçu son instruction au niveau primaire au Canada en français.
- qui a reçu son instruction au niveau primaire au Canada en français.
S’il répond au critère d) et e), l’élève peut être admis à une école du système scolaire francophone au Nouveau-Brunswick même s’il n’a pas une connaissance suffisante du français.
Un premier commentaire s’impose concernant les alinéas 6.2 d) et e) de cette politique. L’alinéa 6.2 d) semble vouloir reprendre le libellé du paragraphe 23(2) de la Charte.Or, le paragraphe 23(2) de la Charte ne fait pas référence à l’expression « ailleurs au Canada », mais bien à l’expression « au Canada ». Ainsi, l’alinéa 6.2 d) de la politique devrait se lire : « le parent de l’élève est citoyen canadien et l’élève ou ses frères et sœurs reçoivent ou ont reçu leur instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français au Canada ». Pour sa part, l’alinéa 6.2 e) ne fait pas mention du paragraphe 23(2) de la Charte laissant ainsi sous-entendre, lorsque lue conjointement avec l’alinéa d), que ce paragraphe ne s’applique qu’aux enfants provenant de l’extérieur du Nouveau-Brunswick. Or, le paragraphe 23(2) s’applique également aux enfants originaires du Nouveau-Brunswick.
Le paragraphe 7.1 énonce pour sa part : « Il n’est pas nécessaire de faire subir les épreuves de compétence linguistique à tous les élèves admis. Toutefois, ces épreuves peuvent, dans certains cas, fournir au district la preuve qui lui permet de prendre la bonne décision ». Malgré nos recherches, nous n’avons pas pu trouver à quelles « épreuves de compétence linguistique » la politique fait référence. Selon l’information que nous avons pu recueillir, il semble que dans un tel cas l’évaluation des compétences linguistiques de l’élève, si elle est faite, est faite par la direction de l’école.
Cette Politique, lue conjointement avec le paragraphe 23(2) de la Charte,soulève certaines questions. Bien que l’enfant pour lequel on demande l’inscription à l’école francophone puisse posséder les compétences linguistiques requises, cela ne veut pas dire pour autant que la famille de cet enfant, c’est-à-dire ses parents, frères et sœurs, a cette compétence. Or, dès que l’on admet cet enfant, le paragraphe 23(2) entre en ligne de compte et les frères et sœurs de cet enfant, même s’ils ne possèdent pas les compétences linguistiques requises, ont le droit constitutionnel d’être admis à l’école francophone. Cet effet du paragraphe 23(2) a d’ailleurs été confirmé par la juge du procès dans l’affaireCommission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al. c. Procureur Général des Territoires du Nord-Ouest19. La juge de première instance a conclu que le paragraphe 23(2) de la Charte prévoyait expressément la possibilité de créer des ayants droit qui n’étaient pas au départ des membres de la communauté minoritaire, puisque les frères et les sœurs d’un enfant qui fréquente une école de la minorité linguistique peuvent également acquérir le droit de fréquenter cette école20. En se faisant, la juge de première instance s’est appuyée sur le passage suivant du jugement dans Abbey c. Conseil de l’éducation du comté d’Essex :
Même si le principal objet de l’article 23 est la protection de la langue et la culture de la minorité linguistique par la voie de l’instruction, il n’est pas interdit d’interpréter le paragraphe 23(2) selon son sens ordinaire, même si cela équivaut à accorder des droits à des personnes qui ne sont pas membres de la minorité linguistique. Plus il y aura de personnes qui pourront parler couramment les deux langues officielles du Canada, plus ce sera facile pour les minorités linguistiquesde s’épanouir au sein de la collectivité21.
Toutefois, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest a adopté une interprétation différente du paragraphe 23(2) :
Les intimés soutiennent que le paragraphe 23(2) « ouvre la porte » à la création de nouvelles catégories d’ayants droit. La Cour ne lui donne pas une interprétation aussi large. Le paragraphe 23(2) est une disposition relative à la mobilité. L’intitulé « Continuité d’emploi de la langue d’instruction » est pertinent. […]
[I]l convient d’examiner le paragraphe 23(2) avec le reste de l’article 23. Si on interprète le paragraphe 23(2) comme s’il avait pour but de créer de nouvelles catégories d’ayants droit, cela aurait essentiellement pour effet de rendre le critère de « la première langue apprise et encore comprise » tout à fait redondant. La Cour suprême a constamment affirmé que l’article 23 avait pour objet de protéger, préserver et développer les communautés linguistiques en situation minoritaire au Canada en leur fournissant une instruction conforme à leur identité culturelle et linguistique. L’interprétation que donne la juge de première instance de l’article 23 reviendrait presque à adopter un modèle axé sur le « libre choix », qui n’est pas conforme au sens courant des termes de l’article 23. Autoriser la commission scolaire à créer de nouvelles catégories d’ayants droit, sans aucun contrôle gouvernemental, aurait pour effet de vider de sa substance le critère du nombre. Il se lirait alors ainsi « lorsque le nombre des ayants droit le justifie ou lorsqu’il est possible d’admettre suffisamment de non-ayants droit pour le justifier ». Telle ne peut avoir été l’intention de nos rédacteurs et cette interprétation ne peut être retenue22.
[I]l convient d’examiner le paragraphe 23(2) avec le reste de l’article 23. Si on interprète le paragraphe 23(2) comme s’il avait pour but de créer de nouvelles catégories d’ayants droit, cela aurait essentiellement pour effet de rendre le critère de « la première langue apprise et encore comprise » tout à fait redondant. La Cour suprême a constamment affirmé que l’article 23 avait pour objet de protéger, préserver et développer les communautés linguistiques en situation minoritaire au Canada en leur fournissant une instruction conforme à leur identité culturelle et linguistique. L’interprétation que donne la juge de première instance de l’article 23 reviendrait presque à adopter un modèle axé sur le « libre choix », qui n’est pas conforme au sens courant des termes de l’article 23. Autoriser la commission scolaire à créer de nouvelles catégories d’ayants droit, sans aucun contrôle gouvernemental, aurait pour effet de vider de sa substance le critère du nombre. Il se lirait alors ainsi « lorsque le nombre des ayants droit le justifie ou lorsqu’il est possible d’admettre suffisamment de non-ayants droit pour le justifier ». Telle ne peut avoir été l’intention de nos rédacteurs et cette interprétation ne peut être retenue22.
Quel que soit l’interprétation que l’on donne au paragraphe 23(2) de la Charte, il n’en demeure pas moins qu’accorder le droit d’accès à un enfant de parent anglophone non-ayant droit à l’école francophone est une décision lourde de conséquences. Il serait donc approprié que la procédure choisie pour déterminer l’admission de ces enfants ne tienne pas uniquement compte des compétences linguistiques de l’enfant, mais qu’elle permette également de procéder à une évaluation qualitative, ce qui permettrait d’examiner l’ensemble de la situation de l’enfant et d’évaluer notamment la situation familiale afin de voir s’il existe un engagement de la part des parents envers la mission particulière de l’école francophone. Par exemple, la Politique régissant l’admission à l’école de langue française en Ontario propose une démarche holistique qui tient compte, entre autres, des facteurs suivants :
- le niveau de français de l’élève;
- l’intérêt de l’élève à apprendre le français;
- le niveau d’utilisation du français et des aspects de la culture francophone dans le foyer familial;
- l’importance qu’accordent les parents de l’élève à la langue et à la culture de la communauté francophone;
- l’engagement des parents dans le cheminement scolaire de l’élève en français au sein d’un conseil et d’une école dont la langue de fonctionnement et d’administration est le français.
La deuxième question que nous avons posée au début de ce texte était de savoir si les commissions scolaires peuvent tenir compte des non-ayants droit dans la détermination du « nombre suffisant ». Dans l’arrêt Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c. Association des parents ayants droit de Yellowknife, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest répond à cette question comme suit :
La juge de première instance a accepté l’argument selon lequel les non-ayants droit pouvaient fréquenter l’école et qu’on pouvait tenir compte d’eux dans l’analyse de la « justification par le nombre ». Il s’agissait d’une erreur de droit […]. Comme l’article 23 parle de « citoyens canadiens », les immigrants sont exclus. Le fait que l’alinéa 23(1)a) parle expressément de citoyens dont « la première langue apprise et encore comprise » fait en sorte qu’on doit exclure les « générations perdues » ayant des racines francophones. […] S’il était retenu, le raisonnement suivi dans les motifs du jugement de première instance « [...] aurait pour effet pratique de retrancher de la Constitution le compromis soigneusement formulé à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, ce qui est inacceptable » […].
Le compromis que représente l’article 23 a effectivement entraîné certaines conséquences intéressantes. Par exemple, le paragraphe 23(2) signifie que si un frère ou une sœur (qui, à strictement parler, ne possède pas de droits en vertu de l’article 23) est en mesure de s’inscrire à une école de la minorité linguistique, tous ses frères et sœurs deviendront des titulaires des droits garantis par l’article 23. Cette formule visait à promouvoir l’« unité familiale linguistique ». Les intimés considèrent cette situation comme une occasion de gonfler leur « nombre »; s’ils peuvent réussir à faire inscrire un des enfants de la famille dans une école de la minorité linguistique, tous leurs autres frères et sœur deviennent alors des titulaires des droits garantis par l’article 23, ce qui est alors susceptible d’augmenter leur « nombre ». Les gouvernements, en revanche, abordent ce phénomène non sans une certaine appréhension. Compte tenu des coûts relativement élevés que représente l’enseignement dans la langue de la minorité, les gouvernements sont évidemment préoccupés par le nombre de titulaires des droits garantis par l’article 23. Bien que l’État soit tenu, de par la Constitution, d’offrir l’enseignement dans la langue de la minorité aux personnes qui y ont droit, il n’a pas l’obligation de garantir ces droits à d’autres personnes. L’État est par conséquent parfaitement justifié de contrôler attentivement l’admission dans les établissements scolaires de la minorité linguistique23.
Le compromis que représente l’article 23 a effectivement entraîné certaines conséquences intéressantes. Par exemple, le paragraphe 23(2) signifie que si un frère ou une sœur (qui, à strictement parler, ne possède pas de droits en vertu de l’article 23) est en mesure de s’inscrire à une école de la minorité linguistique, tous ses frères et sœurs deviendront des titulaires des droits garantis par l’article 23. Cette formule visait à promouvoir l’« unité familiale linguistique ». Les intimés considèrent cette situation comme une occasion de gonfler leur « nombre »; s’ils peuvent réussir à faire inscrire un des enfants de la famille dans une école de la minorité linguistique, tous leurs autres frères et sœur deviennent alors des titulaires des droits garantis par l’article 23, ce qui est alors susceptible d’augmenter leur « nombre ». Les gouvernements, en revanche, abordent ce phénomène non sans une certaine appréhension. Compte tenu des coûts relativement élevés que représente l’enseignement dans la langue de la minorité, les gouvernements sont évidemment préoccupés par le nombre de titulaires des droits garantis par l’article 23. Bien que l’État soit tenu, de par la Constitution, d’offrir l’enseignement dans la langue de la minorité aux personnes qui y ont droit, il n’a pas l’obligation de garantir ces droits à d’autres personnes. L’État est par conséquent parfaitement justifié de contrôler attentivement l’admission dans les établissements scolaires de la minorité linguistique23.
Dans Commission scolaire francophone TNO, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest s’est également penchée sur la même question, et elle a conclu :
L’article 23 a plusieurs objets, dont l’un est d’encourager le développement des communautés linguistiques en situation minoritaire. L’article 23 protège toutefois des catégories particulières et bien définies de titulaires de droits : […] L’article 23 confère des droits individuels […] et sa mise en œuvre dépend du nombre des élèves qualifiés […]. L’objet principal de l’article 23 n’est pas d’autoriser les enfants de personnes qui ne sont pas des ayants droit à apprendre une deuxième langue. Une telle interprétation a pour effet de déformer l’objet et la raison d’être de l’article 23 et d’estomper la délimitation très nette qui sépare les différentes catégories de titulaires de droits protégées par la Constitution.
[…] La Cour suprême a constamment affirmé que l’article 23 reflétait un compromis politique. Si les rédacteurs avaient voulu que les membres de la communauté majoritaire aient librement accès aux écoles de la minorité linguistique, il aurait pu rédiger un article permettant « le libre choix »; tous les enfants du Canada auraient ainsi pu choisir de recevoir un enseignement dans l’une ou l’autre des langues officielles. Par contre, ils auraient pu être beaucoup plus restrictifs en ne protégeant, par exemple, que les enfants qui étaient déjà inscrits dans une école de la minorité linguistique. Le résultat est un compromis qui a été soigneusement formulé, qui protège les enfants dont la première langue apprise et encore comprise est une langue minoritaire. Ces droits ne bénéficient pas aux petits-enfants ou à « tous les descendants », mais uniquement aux « enfants »24.
[…] La Cour suprême a constamment affirmé que l’article 23 reflétait un compromis politique. Si les rédacteurs avaient voulu que les membres de la communauté majoritaire aient librement accès aux écoles de la minorité linguistique, il aurait pu rédiger un article permettant « le libre choix »; tous les enfants du Canada auraient ainsi pu choisir de recevoir un enseignement dans l’une ou l’autre des langues officielles. Par contre, ils auraient pu être beaucoup plus restrictifs en ne protégeant, par exemple, que les enfants qui étaient déjà inscrits dans une école de la minorité linguistique. Le résultat est un compromis qui a été soigneusement formulé, qui protège les enfants dont la première langue apprise et encore comprise est une langue minoritaire. Ces droits ne bénéficient pas aux petits-enfants ou à « tous les descendants », mais uniquement aux « enfants »24.
La Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest ajoute également qu’autoriser les commissions scolaires à créer de nouvelles catégories d’ayants droit, sans aucun contrôle gouvernemental, aurait pour effet de vider de sa substance le critère du nombre25. De plus, elle reprend une de ses conclusions dans l’arrêt Association des parents de Yellowknife en déclarant : « Le fait d’accorder à la commission scolaire le contrôle exclusif des admissions a des conséquences financières importantes pour le gouvernement. Ce n’est pas à la commission scolaire d’imposer la façon dont doivent être dépensés les fonds publics »26.
Le fait que la Cour suprême du Canada n’ait pas jugé bon d’autoriser un appel de ces décisions laisse sous-entendre qu’elle est d’accord avec cette analyse. Quoi qu’il en soit, une chose semble claire : les commissions scolaires ne peuvent pas, dans l’exercice de leur pouvoir de gestion en vertu de l’article 23, fixer unilatéralement les critères d’admission à l’école francophone et elles ne peuvent pas chercher à augmenter le critère du « nombre » prévu à l’article 23 en y ajoutant les non-ayants droit qu’elles accepteraient d’admettre dans ses écoles.
Ces décisions, et notamment le refus de la Cour suprême du Canada d’entendre les deux appels des Territoires du Nord-Ouest, devraient mener les ayants droit et les conseils scolaires en milieu minoritaires au Canada à réfléchir à la stratégie judiciaire qu’elles doivent adopter à l’avenir. Les signaux récents de la Cour suprême du Canada, bien qu’ils n’annoncent pas nécessairement un changement de cap, sont suffisamment sérieux pour soulever certaines inquiétudes et stimuler une bonne réflexion. Les juristes intéressés par la question devraient également participer à cette réflexion.
1Loi constitutionnelle de 1982 , Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte].
2 Le droit de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province appartient aux citoyens canadiens (critère général) : 1 dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident (alinéa 23 (1)a)); 2 aux parents qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province (alinéa 23(1)b)); et, 3 dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au primaire ou au secondaire, en français ou en anglais au Canada (par. 23 (2)).
3 Voir, entre autres, Mahé c Alberta,[1990] 1 RCS 342, 68 DLR (4e) 69 [Mahé]; Arsenault-Cameron c Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 RCS 3 [Arsenault-Cameron].
4 2015 CSC 25, [2015] 2 RCS 282au para 69 [Commission scolaire francophone du Yukon].
5Ibid au para 70.
6 Voir Charte de la langue française, LRQ, c C-11, art 72-88.
7Education Act , SNS 1995-96, c 1, art 12.
8Règlement sur l’instruction en français , YD 1996/99.
9Loi sur l'éducation , LN-B 1997, c E-1.12, art 5(1)b) [Loi sur l'éducation].
10Ibid ,art 5(1)b).
11Loi sur l’éducation , LRO 1990, c. E.2.
12Loi sur les écoles publiques , CPLM c P250.
13French First Language Instruction Regulations , PEI Reg EC480/98, art 10.
14Loi de 1995 sur l’éducation , LS 1995, c E-0.2, art 144.
15School Act , RSBC 1996, c 412, art 166.24.
16Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest , 2015 CanLII 168 au para 7 [Commission Scolaire Francophone TNO].
17Commission scolaire francophone du Yukon , supra note 4 au para 74.
18Ibid.
19 2012 CanLII 31411, renversée en appel par 2015 CanLII 170 (TNO CA), demande d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée le 29 octobre 2015.
20Ibid au para 636.
21 42 OR (3d) 481 (CA) au para 28, 1999 CanLII 3693.
22Territoire du Nord-Ouest (Procureur général) c Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest 2015 NWTCA 1, demande d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée 2015 CanLII 69432 [Commission scolaire francophone TNO].
23 2015 CanLII 170 aux para 44-45.
24Commission Scolaire Francophone TNO , supra note 16 aux paras 25 et 29.
25Ibid au para 29.
26Ibid au para 30.