Le bilinguisme et la (mé)traduction dans les textes officiels en Algérie
La publication récente de l’avant-projet de révision de la Constitution en Algérie pose, encore une fois, la question de la rédaction et, partant, de la traduction des textes officiels de l’Etat algérien. En plus d’un bilinguisme arabe-français qui ne dit toujours pas son nom (le texte est rédigé et diffusé en ces deux langues), la question de savoir laquelle des deux versions constituerait la version source demeure d’actualité.
Officiellement reléguée au rang de langue étrangère, les textes officiels algériens n’accordent aucune mention explicite à la langue française. Les mots français, ou langue française y sont soigneusement évités. Ce sont les mentions très implicites, et très vagues, de « langues étrangères » et « autres langues » qui font référence à la langue française. Il s’agit d’un nom de langue nié officiellement, mais dont le référent est pourtant fortement présent dans la réalité algérienne de tous les jours. On est donc face à un cas de figure où l’usage même d’un nom de langue devient un enjeu politique. L’Etat et, partant, le législateur algérien, opte pour un évitement volontaire d’un nom de langue en vue de l’exclure du schéma linguistique. Le mot français(e) relève de l’ordre de l’innommable1. Il s’agit en effet de ne pas nommer une langue afin de nier son existence.
Officiellement reléguée au rang de langue étrangère, les textes officiels algériens n’accordent aucune mention explicite à la langue française. Les mots français, ou langue française y sont soigneusement évités. Ce sont les mentions très implicites, et très vagues, de « langues étrangères » et « autres langues » qui font référence à la langue française. Il s’agit d’un nom de langue nié officiellement, mais dont le référent est pourtant fortement présent dans la réalité algérienne de tous les jours. On est donc face à un cas de figure où l’usage même d’un nom de langue devient un enjeu politique. L’Etat et, partant, le législateur algérien, opte pour un évitement volontaire d’un nom de langue en vue de l’exclure du schéma linguistique. Le mot français(e) relève de l’ordre de l’innommable1. Il s’agit en effet de ne pas nommer une langue afin de nier son existence.
En diffusant les textes de loi en deux langues, l’Etat algérien assume un bilinguisme qualifié de « honteux »2 parce que la seule langue reconnue comme officielle par ces mêmes textes est la langue arabe. Dès 1962, le législateur algérien a été confronté à une question cruciale : laquelle des deux langues, dont les systèmes linguistiques sont très différents, est à même de rendre le droit algérien : le français, une langue indo-européenne dont les descriptions grammaticales s’inscrivent dans la tradition occidentale, profondément marquée par la philosophie aristotélicienne, ou l’arabe qui est une langue sémitique dont la tradition grammaticale reflète une pensée linguistique largement déterminée par l’interprétation d’un texte sacré, le Coran?
En réalité, et contrairement aux autres domaines, en Algérie, dans le cas précis de celui du droit, plutôt que de parler d’un plurilinguisme de fait, on est en mesure de parler d’un bilinguisme de droit non assumé. Officiellement, le texte juridique algérien est écrit en langue arabe. Dès 1969, le préambule du statut de la magistrature parle de la justice comme étant un « attribut de la souveraineté du peuple, qu’elle est rendue en son nom et dans sa langue nationale. »3
Au lieu d’être une simple traduction du texte rédigé en langue arabe, la « version » française continuerait de constituer le document authentique de référence, c’est-à-dire le texte source.
Intéressons-nous au passage suivant, tiré du préambule de l’avant-projet de révision de la constitution :
L’Algérie, terre d’Islam, partie intégrante du Grand Maghreb, pays arabe, méditerranéen et africain, s’honore du rayonnement de sa Révolution du 1er Novembre et du respect que le pays a su acquérir et conserver en raison de son engagement pour toutes les causes justes dans le monde.
إن الجزائر، أرض الإسلام، وجزء لا يتجزأ من المغرب العربي الكبير، وأرض عربية، وبلاد متوسطية
وافريقية تعتز بإشعاع ثورتھا، ثورة أول نوفمبر، ويشرفھا الاحترام الذي أحرزته، وعرفت كيف تحافظ
عليه بالتزامھا إزاء كل القضايا العادلة في العالم
Du point de vue traductionnel, la comparaison des deux énoncés met en lumière une non-équivalence impliquant l’insertion (ou non) de l’adjectif arabe : 1) l’énoncé en langue française parle de « Grand Maghreb », tandis que celui en langue arabe parle de Grand Maghreb Arabe (المغرب العربي الكبير) ; 2) l’énoncé en langue française parle de « pays arabe », tandis que celui en arabe parle de terre arabe (أرض عربية).
L’adjonction de l’adjectif arabe au segment « Grand Maghreb » dans l’énoncé en langue arabe revêt une valeur symbolique très importante aux yeux des tenants d’un modèle linguistico-religieux de la nation (l’arabo-islamisme), promu dès l’indépendance en 1962 et tirant ses racines dans le Mouvement National algérien qui a vu l’exclusion graduelle des défenseurs du paradigme de l’Algérie algérienne. Par ailleurs, l’on est en droit de se demander si l’utilisation du mot pays à la place de terre dans l’énoncé en langue française ne répondait pas au souci de ne pas heurter la sensibilité d’un peuple amazigh, notamment des Kabyles, dont l’attachement viscéral à sa terre a été si merveilleusement illustré dans La Terre et le Sang de Mouloud Feraoun. Une terre qui, au demeurant, respire l’amazighité de par son histoire et sa toponymie singulièrement berbères.
Pour expliquer cette non-équivalence, deux hypothèses peuvent être avancées. La première, c’est celle selon laquelle il y aurait une co-rédaction en lieu et place d’une entreprise de traduction. Autrement dit, les deux textes seraient rédigés par deux équipes distinctes, l’une francophone, l’autre arabophone. Cette hypothèse est néanmoins peu probable étant donné qu’il s’agit là de l’énoncé de la Constitution de la République, un texte très sensible, parmi ceux fondateurs de l’Etat algérien. La deuxième hypothèse, celle que je privilégie personnellement, est celle selon laquelle il s’agirait plutôt d’une métraduction sciemment entretenue ; c’est-à-dire la non-équivalence érigée en tant que mode de traduction, comme illustré dans les deux exemples susmentionnés. De cette façon, les deux énoncés seraient destinés à deux lectorats distincts, l’un francophone et l’autre arabophone, en tenant compte de leurs horizons d’attente respectifs.
Au-delà du débat récurrent autour de la question de savoir laquelle des langues arabe et française constitue la langue de rédaction des textes officiels, l’officialisation du tamazight et son incursion inévitable dans le secteur de la justice que cela impliquera ne manqueront pas de susciter des interrogations sur la politique linguistique de l’Etat algérien et la gestion des services qui garantissent son fonctionnement sur le plan linguistique. Existe-il un département langues au sommet de l’Etat algérien ? Qui en sont les fonctionnaires? En quoi consiste leur formation ? Sur la base de quels critères sont-ils recrutés ?
Ce sont autant de questions qui se poseront avec acuité, et dont les réponses constitueront de véritables indicateurs du sérieux de la démarche de l’Etat, ainsi que de l’efficacité des mesures nécessaires à la mise en œuvre de l’officialisation du tamazight.
* Il convient de noter que ce texte a d'abord été publié sur le site Web de Huffington Post Algérie : http://www.huffpostmaghreb.com/algerie/.
1Chériguen Foudil, Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine, Ed. L’Harmattan, Paris, 2007, p 89.