Le bilinguisme et les jugements
Si l’égalité des deux versions linguistiques d’un texte législatif est chose admise en raison notamment de l’article 18 de la Charte canadienne droits et libertés1, qu’en est-il des jugements publiés en anglais et en français par les tribunaux? Quelle est l’autorité des deux versions de ces jugements? Une des versions a-t-elle préséance sur l’autre? Ce sont là des questions qui n’ont pas reçu, à ce jour, de réponses par les tribunaux.
Le droit, dans un régime de common law, comme c’est le cas au Nouveau-Brunswick, ne se limite pas uniquement à la législation. Une partie importante de ce droit se trouve également dans les jugements rendus par les tribunaux.
Le droit, dans un régime de common law, comme c’est le cas au Nouveau-Brunswick, ne se limite pas uniquement à la législation. Une partie importante de ce droit se trouve également dans les jugements rendus par les tribunaux.
Comme le souligne Bastarache :
une décision judiciaire, une fois rendue, fait partie du droit. Cela est particulièrement vrai des matières de common law. Ce fait souligne à nouveau qu’il est essentiel de reconnaître que des raisons importantes justifient de considérer les jugements comme des documents entièrement bilingues dont les deux versions font autorité2.
Un juriste de common law qui ignore la jurisprudence ne saurait prétendre connaître le droit. Ainsi, il est parfaitement légitime de se demander si les principes d’interprétation des lois bilingues s’appliquent également aux décisions des tribunaux.
Il convient de noter qu’il existe toutefois certaines distinctions importantes entre les lois bilingues et les décisions bilingues. La première a trait à l’obligation de publier les textes dans les deux langues officielles. En ce qui concerne la publication des jugements dans les deux langues, l’obligation provient d’une loi et non de la Constitution comme c’est le cas pour les lois. Certaines dispositions de la Loi sur les langues officielles ( LLO)3 du Canada et du Nouveau-Brunswick portent spécifiquement sur la traduction et sur la publication des décisions des tribunaux dans les deux langues officielles. Au palier fédéral, l’article 20 de la LLO prévoit que les décisions définitives - motifs compris - des tribunaux fédéraux sont simultanément mises à la disposition du public dans les deux langues officielles si le point de droit en litige présente de l’intérêt ou de l’importance pour celui-ci ou lorsque les débats se sont déroulés, en tout ou en partie, dans les deux langues officielles ou que les actes de procédure ont été, en tout ou en partie, rédigés dans les deux langues officielles. Au Nouveau-Brunswick, l’article 24 de la LLO prévoit que les décisions portant sur un point de droit qui « présente de l’intérêt ou de l’importance pour le public » doivent être publiées en français et en anglais. L’article 25 prévoit, pour sa part, que les décisions de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick sont réputées satisfaire aux critères de l’article 24 et doivent donc être traduites. Or, malgré l’obligation législative de traduire certaines décisions judiciaires, il n’existe aucune règle relative à l’autorité des deux versions linguistiques. Devons-nous en conclure que seule la version originale fait autorité? Si tel est le cas, alors à quoi sert la version traduite? Si les deux versions n’ont pas la même valeur, cela contrevient-il au principe d’égalité qui sous-tend les droits linguistique et qui fait en sorte que personne ne devrait être défavorisé en raison de son choix de langue officielle lors d’une procédure judiciaire?
Une autre distinction entre les lois publiées dans les deux langues officielles et les décisions des tribunaux provient du fait que les décisions judiciaires contiennent souvent une mention quelconque indiquant quelle version est traduite. À la Cour suprême du Canada, par exemple, si la version originale est la version anglaise, nous pouvons lire au début du jugement « Judgment of the Court delivered by/La version française du jugement de la Cour a été rendue par » et si la version originale est la version française, « English version of the judgment of the Court delivered by/Le jugement de la Cour a été rendue par ». Nous pouvons donc en déduire qu’une version du jugement a été rédigé en français ou en anglais et que l’autre version est la traduction. Or, à la Cour fédérale et à la Cour d’appel fédérale, cela n’est pas possible. À une époque, on indiquait quelle des deux versions était la traduction, mais depuis un certain temps la mention sur tous les jugements est la suivante : « Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par/The following are the reasons for judgment rendered in English by ».
Pour ce qui est du Nouveau-Brunswick, les Recueils du Nouveau-Brunswick indique, pour les décisions de la Cour provinciale et de la Cour du Banc de la Reine, laquelle des deux versions est une « traduction ». La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a toutefois adopté, depuis un certain temps, une pratique différente. L’une des deux versions des décisions de la Cour porte la mention « version française » ou « version anglaise », indiquant par le fait même qu’il s’agit de la version traduite puisque l’autre version ne contient aucune mention du genre4. Si la décision est rendue en anglais à l’oral, elle porte la mention « orally » et sur la version française, « version française », suivi de « oralement ». Si la décision est rendue en français à l’oral, elle porte la mention « oralement » et sur la version anglaise, « english version », suivi de « orally ». Face à cette pratique des tribunaux, nous pouvons nous demander s’il faut attacher une importance au fait que l’on puisse facilement déduire qu’une version est une traduction.
La réponse à cette question prend une certaine importance lorsque les deux versions d’une décision judiciaire ne disent pas la même chose. Prenons, pour exemple, le paragraphe 27 de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans R. c. Daoust5. Dans la version française de cette décision, nous pouvons y lire :
Il y a donc une démarche précise à suivre pour l’interprétation des lois bilingues. La première étape consiste à déterminer s’il y a antinomie. Si les deux versions sont absolument et irréductiblement inconciliables, il faut alors s’en remettre aux autres principes d’interprétation [nous soulignons].
La version anglaise indique pour sa part :
There is, therefore, a specific procedure to be followed when interpreting bilingual statutes. The first step is to determine whether there is discordance. If the two versions are irreconcilable, we must rely on other principles [nous soulignons].
Peut-on dire que la formulation que l’on retrouve dans la version française selon laquelle l’ambiguïté doit être « absolument et irréductiblement inconciliables » représente une exigence équivalente à la formulation présente dans la version anglaise voulant que l’ambiguïté soit « irreconcilable »? Si les deux versions ne disent pas la même chose, laquelle représente le mieux l’intention de l’auteur? Dans le cas de Daoust, la mention au début du jugement était « Le jugement de la Cour a été rendu par/English version of the judgment rendered by ». Doit-on en déduire que la version française est la version originale? Si oui, est-ce que le critère est que l’antinomie doit être absolument et irréductiblement inconciliable, ce qui nous paraît être une exigence plus élevée que ne laisse entendre la version anglaise du jugement?
Nous pouvons également faire référence à la décision de la Cour suprême du Canada dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative)6 où les mots « proper functionning » dans la version anglaise sont rendus en français par les mots « bon fonctionnement »7 et les mots « efficient functionning » ont été rendus à un endroit par les mots « fonctionnement efficace »8 et à un autre endroit par « bon fonctionnement »9. Ces différences sont-elles suffisantes pour créer une ambiguïté dans la version française du texte? Le juge Létourneau de la Cour d’appel fédérale semble être de cet avis. Dans l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid10, il déclare :
Les remarques des juges minoritaires dans l’arrêt subséquent Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) […] indiquent également l’existence d’une certaine ambiguïté au sujet de la norme de la nécessité. Les juges majoritaires se sont abstenus d’examiner la question, mais les juges minoritaires ont de nouveau examiné la portée des privilèges parlementaires. À la page 919, ils ont réitéré que le critère retenu dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. était celui de la nécessité pour le bon fonctionnement (« proper functioning » dans la version anglaise) de la législature. Cependant, ils se sont ensuite demandé si le privilège revendiqué est nécessaire au fonctionnement efficace de la législature (« efficient functioning » dans la version anglaise). À la page 926, ils ont conclu que « le pouvoir de frapper d’inhabilité des députés pour cause de corruption est nécessaire à la dignité, à l’intégrité et au bon fonctionnement (efficient functioning) d’une législature » (non souligné dans l’original). Je dois ajouter qu’il est peu utile de se reporter à la version française pour connaître le qualificatif exact puisque les mots « proper functioning » de la version anglaise ont été rendus en français par les mots "bon fonctionnement" et que les mots « efficient functioning » ont été rendus à un moment donné par les mots « fonctionnement efficace » et à un autre moment par « bon fonctionnement » […] . De fait, les mots « necessary to the functioning » de la version anglaise, où le mot « functioning » n’est pas accompagné d’un qualificatif, ont été rendus en français par les mots « bon fonctionnement » comme dans le cas où la version anglaise parle du « proper functioning » […][nous soulignons]11.
Dans l’arrêt Devine c. Québec (procureur général)12, une décision rendue par « The Court/La Cour », nous pouvons y lire :
Bien que, comme l’appelante l’a soutenu, l’exigence de l’usage concurrent du français puisse créer un fardeau additionnel pour les marchands et les commerçants non francophones, il n’y a rien qui porte atteinte à leur capacité d’utiliser également une autre langue.
Although, as the appellant contended, the requirement of joint use of French might create an additional burden for non-francophone merchants and shopkeepers, there is nothing which impairs their ability to use another language equally [nous soulignons]13.
Although, as the appellant contended, the requirement of joint use of French might create an additional burden for non-francophone merchants and shopkeepers, there is nothing which impairs their ability to use another language equally [nous soulignons]13.
Dans l’arrêt Québec (P.G.) c. Entreprise W.F.H. Ltée14, la Cour s’est posée la question à savoir ce que l’on entendait dans ce passage par la capacité d’employer une autre langue « également/equally ». La Cour suprême du Canada avait-elle voulu dire le français de même qu’une autre langue (as well as) ou le français et une autre langue de façon égale ( in an equal way)? Le juge dans cet arrêt résout la question comme suit :
Éliminons immédiatement l’argument de texte que l’accusée tire de la version anglaise et voulant, selon elle, que la Cour suprême permette, voire même donne le droit, aux non-francophones d’utiliser une autre langue de façon égale. Le contexte de Devine et sa lecture obligatoire qu’il faut en faire avec Ford, où la même preuve avait été présentée par le Procureur général d’alors, ne suggèrent absolument pas qu’il en fut le cas. D’ailleurs la version française du texte plus haut cité le démontre à mon avis […].
Le mot « également » a deux significations selon le Petit Robert éd. 1988
1) D’une manière égale, au même degré, au même titre.
2) De même, aussi.
De toute évidence, par l’endroit où il est placé dans la version française, ce mot signifie ici : de même, aussi, et non d’une manière égale15.
Le mot « également » a deux significations selon le Petit Robert éd. 1988
1) D’une manière égale, au même degré, au même titre.
2) De même, aussi.
De toute évidence, par l’endroit où il est placé dans la version française, ce mot signifie ici : de même, aussi, et non d’une manière égale15.
La Cour a donc conclu que, dans le contexte de cette affaire, la signification du dictionnaire français était la bonne. Or, afin d’en arriver à cette conclusion, il fallait que la Cour soit en mesure de lire et de comprendre les deux versions du jugement? Le lecteur qui lit une décision dans une seule langue ne sera probablement pas conscient des différences qui peuvent exister entre la version française et anglaise. Est-ce que cela ne pourrait pas, dans certains cas, mener à une interprétation différente d’une décision selon la langue dans laquelle elle est lue? Faut-il, dans le cas des décisions judiciaires publiées dans les deux langues officielles, imposer la règle de valeur égale afin d’éviter que cela ne se produise?
Nous avons déjà indiqué que la règle de valeur égale est constitutionnellement reconnue pour les lois à l’article 18 de la Charte. La question à savoir si cette règle doit aussi s’appliquer aux décisions judiciaires n’a jamais été examinée par les tribunaux. Il est également vrai que l’obligation de publier les décisions judiciaires dans les deux langues officielles diffère de l’obligation de publier les textes législatifs dans les deux langues officielles, car la première tire son origine de la LLO, alors que la deuxième la tire d’un texte constitutionnel. Toutefois, la source de l’obligation ne devrait pas être un obstacle à l’approche qu’il faut retenir dans l’interprétation des jugements à partir du moment où il existe une obligation de les publier dans les deux langues.
À ce sujet, Bastarache écrit :
L’exigence voulant que les textes juridiques faisant foi soient également accessibles à ceux qui parlent français et anglais tire son importance de l’engagement du Canada envers l’égale valeur de ces langues et leur importance pour l’épanouissement personnel. Ainsi, nous soutenons que, quelle que soit la méthode utilisée pour l’élaboration des jugements bilingues et indépendamment du cadre législatif applicable, il est indéniable que les versions anglaises et françaises des jugements de la Cour fédérale, de la Cour d’appel fédérale et, surtout, de la Cour suprême du Canada font pareillement autorité16.
Suivant cette logique, nous pouvons en arriver à la même conclusion en ce qui concerne les décisions des tribunaux du Nouveau-Brunswick, du moins depuis l’adoption de la LLO en 2002. Comme nous l’avons indiqué précédemment, les jugements des tribunaux du Nouveau-Brunswick ne sont pas tous traduits dans les deux langues officielles. Toutefois, nous soutenons que les jugements dont la traduction est justifiée en vertu de la LLO font parties de « la loi » au sens de l’article 18 de la Charte et qu’ils doivent donc être publiés simultanément dans les deux langues officielles. Une telle obligation peut également se justifier à la lumière des articles 16, 16.1 et 19 de la Charte17. La pleine reconnaissance du principe de l’égalité qui sous-tend ces dispositions suppose donc que les décisions des tribunaux doivent être accessibles dans les deux langues officielles. Il découle inévitablement de cette conclusion que les deux versions de ces décisions doivent avoir une valeur égale, sinon le principe de l’égalité ne serait pas atteint. Il doit en être ainsi pour toutes les décisions traduites puisque toute autre approche aurait pour effet de favoriser une version linguistique par rapport à une autre.
Si la version traduite d’une décision n’a pas une valeur égale à la version originale, son utilisation dans un contexte judiciaire est, à toute fin pratique, inutile, voire irresponsable. Le fait que les formulations de la version traduite d’une décision judiciaire ne soit pas exactement équivalente à la version originale ne devrait pas être considéré comme un motif suffisant pour mettre de côté la règle d’égale valeur. Cela se produit également, dans certaines provinces, dans le cas des lois et des règlements dont une version est la traduction de l’autre sans que la règle soit pour autant écartée. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs été confronté à ce problème dans l’arrêt Doré c. Verdun (ville)18. Elle a alors refusé l’argument voulant que la version anglaise du Code civil du Québec soit ignorée car elle n’était qu’une « simple traduction ». Elle tire plutôt la conclusion que la qualité de la version traduite n’a aucune incidence sur la règle d’égale autorité et que toutes divergences devaient être résolue par le recours aux règles d’interprétation. Pourquoi, une approche similaire ne pourrait-elle pas s’appliquer dans le cas des jugements? Nous convenons que les règles d’interprétation des lois ne sont pas toujours applicables dans le cas des jugements, mais rien n’empêche de les adapter au besoin.
Si les deux langues officielles et les communautés de langues officielles sont égales en statut, en droit et en privilège, les justiciables de l’une ou l’autre de ces communautés devraient pouvoir bénéficier d’un traitement égal devant les tribunaux et ne pas être défavorisé en raison de la langue officielle qu’ils ont choisi d’utiliser. La communauté juridique anglophone du Nouveau-Brunswick n’accepterait pas, avec raison, que des décisions importantes soient rendues en français et que la traduction de ces décisions soit considérée comme une version non-officielle. Cela lui imposerait le fardeau d’avoir recours à la version originale de la décision en langue française. Elle considérerait que cette situation est un obstacle à son droit d’avoir accès de manière équitable à la justice dans la langue officielle de son choix. Elle n’accepterait pas que des considérations d’ordre administratives ou financières viennent faire obstacle à ses droits. Il en va de même pour la communauté juridique francophone. L’égalité réelle des langues officielles signifie que les deux communautés linguistiques officielles de la province doivent avoir accès, dans leur langue, à des décisions judiciaires qui ont la même autorité et sur lesquelles ils peuvent se fier.
Comme le souligne McLaren :
Pour que cela soit possible, il faut que tous les acteurs du système judiciaire adhérent véritablement à la valeur que représente l’accès égal aux normes judiciaires et aux précédents dans les deux langues officielles. Tout comme il a été le cas à l’égard des lois bilingues, une réforme des méthodes de production des versions bilingues des jugements s’impose aujourd’hui pour réaliser ces objectifs. L’adoption d’une méthode de traduction des jugements plus dialogique et la prise en charge d’une plus grande responsabilité de la part des auteurs de décisions judiciaires envers les versions traduites de leurs motifs sont des pistes de solution qu’il convient d’explorer. L’appui des gouvernements est essentiel pour que ces solutions soient réalisables et une plus grande transparence s’impose selon nous quant à l’application concrète des régimes législatifs en matière de traduction des jugements. Les pressions de temps et d’argent invoquées à l’appui des insuffisances des régimes actuels ne sont que les symptômes d’un mal plus grand, qui est simplement qu’insuffisamment d’importance est généralement accordée à la qualité des traductions des jugements au Canada, malgré le fait que la question soit « une responsabilité nationale »19.
Finalement, l’obstacle à une reconnaissance du principe de valeur égale pour les deux versions des jugements est davantage politique que juridique. C’est le refus de la part des acteurs du système judiciaire d’admettre qu’un régime de bilinguisme législatif et judiciaire exige un respect du principe de l’égalité.
En ce qui concerne plus particulièrement le Nouveau-Brunswick, force nous est d’admettre que cette province ne peut pas encore être qualifiée de régime de « bilinguisme judiciaire ». Nous sommes plutôt en présence d’un régime de « dualisme juridique20 », c’est-à-dire une situation où le bilinguisme officiel se traduit juridiquement par l’unilinguisme. Ce « dualisme juridique » fait en sorte que les juristes unilingues anglophones ont tendance à accorder plus de poids et de valeur à la version de la loi ou à celle d’une décision rédigée dans la langue de la majorité anglophone qu’à celle rédigée dans la langue de la minorité francophone. Ce manque d’uniformité dans la mise en œuvre d’un véritable bilinguisme judiciaire au Nouveau-Brunswick n’est pas étonnant puisqu’une forte proportion des avocats est unilingue et ne sente pas le besoin de tenir compte de l’autre version linguistique de la loi ou des décisions judiciaires. Nous pourrions également ajouter que même les juristes bilingues ont souvent tendance à se référer qu’à une seule version linguistique.
Pourtant, il devrait être évident que dans un système de bilinguisme législatif et judiciaire il est impossible d’interpréter correctement une loi ou une décision en ne tenant compte que de la moitié du texte. Consciente de cette faille, la Cour suprême du Canada a d’ailleurs modifié ses règles de procédure pour exiger que toute référence à une loi bilingue comporte le libellé des deux versions21. Nous sommes d’avis que les tribunaux du Nouveau-Brunswick devraient adopter la même pratique et que les règles de procédure devraient inclure une disposition semblable à celle de la Cour suprême du Canada. Devant tous les tribunaux de la province, les avocates et les avocats devraient avoir l’obligation de faire référence aux deux versions d’une loi ou d’un règlement lors du dépôt des documents judiciaires et si une décision est publiée dans les deux langues officielles, les deux versions de l’extrait cité devraient être reproduites.
Si cette démarche peut paraître laborieuse, elle seule peut permettre l’égalité de statut, des droits et des privilèges des deux langues officielles au sein du système judiciaire. Sinon, le système judiciaire contribue tacitement à l’unilinguisme de facto de la langue dominante au détriment de la langue minoritaire.
1 Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
2 M. Bastarache, Le droit de l’interprétation bilingue, Montréal LexisNexis, 2009 à la p 121 [ Le droit de l’interprétation bilingue].
3 Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl), art 20; Loi sur les langues officielles, LN-B 2002, c O-0.5, art 24 à 26.
4 La première décision dans laquelle on voit « version anglaise » est une décision du juge Deschênes qui date du 27 mars 2003. La prochaine décision dans ce recueil en est une du juge en chef Drapeau, datée du 17 avril 2003, qui porte la mention « version française ». Avant cela, on utilisait la mention « Traduction ».
5 R c Daoust, [2004] 1 RCS 217.
6 New Brunswick Broadcasting Co. c Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319.
7 Ibid au para 136.
8 Ibid au para 137.
9 Ibid au para 127.
10 Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2002 CAF 473.
11 Ibid au para 25.
12 Devine c Québec (procureur général, [1988] 2 RCS 790.
13 Ibid au para 31.
14 Québec (P.G.) c Entreprise W.F.H. Ltée, [2000] RJQ 1222, confirmé par [2001] RJQ 2557, autorisation de pourvoi à la CSC rejetée, [2002] 4 RCS vi.
15 Ibid aux para 212-14.
16 Le droit de l’interprétation bilingue, supra note 2 à la p 119.
17 L’article 16 prévoit que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et du Nouveau-Brunswick. L’article 16.1 reconnaît l’égalité des deux communautés de langues officielles du Nouveau-Brunswick et l’article 19 que chacun a le droit d’utiliser le français ou l’anglais dans les affaires dont sont saisis les tribunaux du Canada et du Nouveau-Brunswick.
18 Doré c Verdun (ville), [1997] 2 RCS 862.
19 K. McLaren, « La langue des décisions judiciaires au Canada » (2015) 2 RDL 1 à la p 47.
20 Pour le concept de « dualisme juridique », voir R. A. MacDonald, « Legal Bilingualism » (1997) 42 RD McGill 119.