Le lancement du livre de Michel Doucet
Il est très étonnant qu’il n’y ait pas eu, avant aujourd’hui et depuis la Commission que j’ai présidée avec Bernard Poirier en 1981, d’étude d’envergure sur l’aménagement linguistique et l’état du droit en matière de langues officielles au Nouveau-Brunswick. Après tout, le Nouveau-Brunswick est devenu constitutionnellement bilingue depuis lors, et il a connu un bon nombre de controverses linguistiques, plusieurs ayant donné lieu à des décisions judiciaires. Plusieurs articles ont été écrits, notamment des commentaires d’arrêts, et l’Observatoire international des droits linguistiques a fourni de la documentation et des commentaires à qui veut s’instruire sur le sujet. Mais l’examen rigoureux de la mise en œuvre de la Constitution et de la loi n’a été que partielle, et de fait largement le travail de la Commissaire aux langues officielles, qui agit principalement au moyen d’enquêtes sur des plaintes. La poursuite au sujet de la réforme du système de santé, il y a quelques années, a montré jusqu’à quel point une véritable politique des langues officielles a longtemps fait défaut, alors que nous savons tous que les lois et règlements ne sauraient répondre adéquatement aux besoins sans cet appui.
Michel Doucet était le mieux placé pour entreprendre ce travail. Il enseigne dans le domaine, dirige l’Observatoire, agit comme conseiller auprès de groupes sociaux, mais surtout exerce le droit dans ce domaine. On a beau être compétent, il faut aussi avoir le courage et la patience d’entreprendre une tâche de telle envergure. En feuilletant le livre, dont nous faisons le lancement aujourd’hui, vous pouvez constater l’immensité du travail requis.
C’est une chose de se donner à fond pour des semaines ou des mois, c’en est une autre de consacrer 30 ans et plus à une cause, à approfondir ses connaissances, à faire face aux défis personnels que cela entraîne. La mission de la Faculté de droit a été depuis le premier jour d’être le ferment de notre engagement pour l’égalité des langues et des locuteurs au Nouveau-Brunswick; il faut se féliciter qu’un des siens s’y affirme comme leader sur ce plan.
Il y a deux raisons, me semble-t-il, pour affirmer que ce travail était pressant. La première, c’est que le Nouveau-Brunswick s’est présenté comme modèle dans le domaine et a de ce fait voulu, à une certaine époque en tout cas, convaincre d’autres provinces d’adopter le bilinguisme au plan constitutionnel. Pourtant, les efforts en vue de réaliser l’objectif d’égalité de statut et de privilège pour les langues officielles et leurs locuteurs n’ont pas été adéquatement récompensés, selon l’étude de M e Doucet. L’égalité réelle n’est pas atteinte et on peut à peine affirmer qu’elle est en voie de l’être. On a le plus souvent attribué ce fait au manque de volonté politique, aux moyens insuffisants, mais il faut aussi se demander si le modèle choisi était le bon, vu le contexte sociolinguistique de la province.
En somme, l’universalité de l’accès aux services publics partout dans la province, à quelques exceptions près, est-elle réaliste dans une province où le taux de bilinguisme individuel est aussi faible chez les membres de la majorité linguistique? Il est temps de se poser des questions et de faire les changements qui s’imposent dans notre cheminement vers l’égalité des communautés linguistiques au Nouveau-Brunswick. Il est temps de se poser sérieusement la question de savoir si le bilinguisme, comme nous l’avons imaginé, est possible si la majorité linguistique persiste à demeurer largement unilingue. Il y a lieu à tout le moins de se questionner sur notre modèle, modèle dont j’avais déjà questionné la pertinence en 1981, si nous ne voulons pas continuer à accumuler les échecs pendant des décennies encore. Si le modèle doit être réévalué, on peut aussi se demander s’il fournit vraiment une voie à suivre pour d’autres provinces.
La deuxième raison pour laquelle cette étude était pressante, c’est que rien n’est acquis pour toujours et qu’il ne faut jamais que la minorité menacée par l’assimilation baisse la garde. Rappelons-nous qu’un gouvernement de cette province avait aboli les conseils scolaires francophones; qu’un autre gouvernement avait aboli notre gestion du système de santé francophone; qu’un autre gouvernement avait compromis notre représentation électorale. Dans le domaine de l’éducation, le domaine névralgique s’il en est un, une décision de 2016 de la Cour suprême de Colombie Britannique remet en cause bon nombre de nos acquis. La juge Russell s’est référée aux décisions de la Cour suprême du Canada qui ont reconnu et précisé nos droits, mais en a fourni une application étonnante. Elle était d’avis que le nombre serait suffisant pour justifier le droit à une école si cela était justifié au plan des coûts (« cost effective »). La justification serait établie si une école de langue anglaise devrait être mise en place pour le même nombre d’élèves anglophones. Le besoin d’effectuer une comparaison était accepté, mais la comparaison ne se ferait que si une école anglophone similaire était présente dans l’aire de service.
La Cour suprême du Canada avait pourtant déjà décidé que les représentants de la minorité linguistique étaient mieux en mesure de déterminer quand une école était nécessaire et où elle devait être située. Elle avait dit que les normes applicables à la majorité n’étaient pas acceptables. La juge Russell a cependant affirmé qu’il ne fallait pas porter trop attention à l’opinion des parents parce qu’ils n’étaient pas objectifs. Ce à quoi il fallait faire référence, c’est au concept hypothétique du « parent raisonnable ».
Cette cause portait surtout sur le droit à des établissements physiques comparables à ceux de la majorité. Mais la juge était d’avis que le mot « établissement » se référait à une « expérience éducative équivalente » plutôt qu’à un immeuble. Cette « expérience éducative » serait analysée en fonction de plusieurs facteurs, la qualité et la localisation des immeubles au plan physique n’étant qu’un facteur parmi tant d’autres. En réalité, la déférence au jugement du Conseil scolaire de la minorité serait minime. La juge a fait ce constat en affirmant que la décision du Conseil scolaire francophone ne peut être acceptée si elle va créer des obligations qui ne sont pas pratiques pour le gouvernement (« that are inconvenient »), compte tenu du fait que le gouvernement est responsable de nombreux autres programmes sociaux. Ceci signifie que les considérations financières s’étendent bien au-delà de celles qui sont applicables au domaine de l’éducation. L’obligation de considérer les erreurs et les injustices du passé est oubliée.
La juge a aussi affirmé qu’il ne serait pas pratique de considérer le besoin d’équivalence pour toutes les écoles de la minorité, et qu’il serait inacceptable de créer de nouvelles écoles simplement pour empêcher la minorité d’inscrire ses enfants dans les écoles de la majorité. L’équivalence, selon elle, est un seuil à franchir, le droit étant celui de faire respecter une règle de proportionnalité.
Toutes ces expressions et ces catégories semblent bien artificielles au parent qui veut simplement un établissement correct pour l’éducation de ses enfants. Il y avait une preuve abondante d’expert sur l’attachement culturel, les liens communautaires, le rôle des écoles comme lieux de rassemblement pour la minorité, mais la juge a conclu que la preuve sociolinguistique n’était pas utile. Même l’opinion des enseignants et des autres membres du personnel de l’école de la minorité n’était pas acceptée parce que, selon la juge, elle ne semblait pas authentique (« did not have the hallmark of authenticity »). Elle a conclu ce chapitre en affirmant que, la création d’une école, après tout, ce n’est pas apporter une réponse à un problème social (« a social ill »).
Ce qui est encore plus étonnant dans cette décision, c’est la décision de la juge d’appliquer l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés au droit à des établissements scolaires. Selon la juge, comme il peut y avoir des objets publics qui s’imposent au gouvernement en même temps que le devoir de mettre en œuvre l’article 23, il peut y avoir des cas où les droits découlant de l’article 23 doivent être refusés. Il s’agit, selon elle, d’une question de priorités. En fait, la juge a appliqué l’article un dans certains cas. Si j’ai bien compris la décision, l’objet public dont elle a tenu compte représente la nécessité de protéger le système de paiements en capital pour la construction d’écoles. À mon avis, si le système n’est pas suffisant pour permettre la construction des écoles aux termes de l’article 23, le système-même est inconstitutionnel.
Ma conclusion est très simple : nous avons pris énormément de temps avant de créer et de mettre en œuvre les droits linguistiques et bien du temps à reconnaître que ce sont des droits fondamentaux dont le fondement réside dans les valeurs que nous chérissons comme nation, nous ne pouvons pas continuer à résister à l’application de ces droits comme s’ils avaient pour effet d’enlever quelque chose aux membres de la majorité. Les principes, l’objet et la nature des droits linguistiques ont maintenant été établis avec beaucoup de clarté.
Il n’y a pas de raison pour que nous nous trouvions encore continuellement devant les tribunaux pour la mise en œuvre des droits linguistiques. Il y a bien entendu encore certaines affaires à clarifier. Par exemple, au Yukon, le Conseil scolaire de langue française, qui compte peu d’élèves, voulait s’assurer que tous les parents qui satisfont aux critères de l’article 23 pourraient prendre avantage de la création des écoles françaises. Le conseil a donc décidé de créer un programme préscolaire pour faciliter l’admission des petits enfants en première année, surtout quand les parents n’ont pas eux-mêmes eu accès à l’éducation dans leur langue. Le conseil a aussi décidé d’admettre dans ces écoles les enfants de parents francophones, mais qui ne sont pas citoyens canadiens. Le gouvernement territorial s’est opposé parce que ces mesures ne sont pas prévues à l’article 23 et pourraient l’obliger à agrandir l’école, une dépense inutile. Il semble donc que la Cour suprême du Canada doive encore se pencher sur l’étendue du droit de la minorité de gérer ses écoles. Il est triste que la défaite des francophones du Yukon et le refus de la Cour suprême du Canada d’entendre leur appel (elle a ordonné un nouveau procès en raison de la conduite du juge) a amené d’autres juridictions à restreindre de la même manière les pouvoirs des conseils scolaires de langue française.
Vous pouvez donc constater que l’ouvrage qui fait l’objet du lancement aujourd’hui est important et qu’il faut encourager encore la recherche et les analyses dans le domaine des droits linguistiques. Il semble en effet qu’il n’y aura pas, avant longtemps encore, une fin à la lutte des minorités linguistiques pour assurer leur avenir.
Me Doucet commence justement son ouvrage en décrivant le contexte sociolinguistique et en offrant un aperçu de l’historique des droits linguistiques. Au plan historique, il est clair qu’il n’y a jamais eu d’engagement fort de la majorité pour le bilinguisme. On a refusé d’imposer le bilinguisme aux avocats après la production du rapport spécial sur la dualité linguistique en matière judiciaire. On a refusé de faire du bilinguisme une condition d’emploi pour les hauts fonctionnaires. On n’a rien fait pour favoriser le bilinguisme dans les universités anglophones. Dans le fond, on voit le bilinguisme comme un accommodement nécessaire en vue de la paix sociale.
Me Doucet entreprend ensuite la description détaillée des dispositions législatives et réglementaires, prenant le temps d’en définir l’étendue, pour que le lecteur voit clairement quel cadre légal est en place. Il explique que les choix ont souvent été faits suite à des revendications, voire à des crises sociales. Il va diviser son étude par thèmes pour bien tenir compte des catégories de droits et d’obligations. Il va ensuite traiter de la mise en œuvre des droits en se référant à la jurisprudence, mais aussi aux travaux du Commissariat aux langues officielles. Cet éclairage est très utile parce que les rapports du Commissariat ont la vie courte et ne sont jamais examinés sur une longue période, et parce qu’ils montrent le manque de progression dans l’atteinte des objets de la Loi sur les langues officielles.
Il est facile de voir pourquoi la réalisation du bilinguisme est si difficile malgré un cadre législatif assez satisfaisant. L’offre active se heurte au fait que les fonctionnaires anglophones ne sont pas souvent bilingues et doivent faire appel à des services retardés et souvent inférieurs. Les policiers peuvent donner l’avis du choix de langue, mais ne peuvent l’accommoder immédiatement dans bien des cas. Les unités françaises dans la fonction publique sont rares, difficiles à établir dans une petite province où la centralisation est souvent nécessaire.
La langue de travail reste l’anglais parce que, la très grande majorité du temps, les gestionnaires supérieurs sont le plus souvent anglophones et unilingues. Karine McLaren, une autre juriste de cette faculté, a noté dans une publication récente la difficulté que cela représente pour la corédaction des lois. La traduction est volumineuse parce que les anglophones sont unilingues, et on parle des coûts du bilinguisme comme d’un fardeau dont la minorité linguistique serait responsable!
Pourquoi 30 ans d’immersion française dans nos écoles a-t-il eu si peu d’impact? Pourquoi la représentation des francophones dans la haute administration est-elle encore insuffisante? Parce qu’on ne recrute pas avec une exigence de bilinguisme, si bien que les francophones devront aussi travailler en anglais dans un milieu culturellement anglais? Les constats qu’on peut faire et que Michel Doucet met en lumière sont les repaires dont il faut tenir compte dans l’analyse de la situation du bilinguisme au Nouveau-Brunswick. Il n’est en fait pas possible de penser à une application correcte des droits linguistiques sans s’interroger sur les comportements sociaux et les valeurs qui vont influencer leur évolution.
Cet ouvrage va donc nous instruire sur les droits, sur leur mise en œuvre, sur les difficultés à produire un encadrement qui est capable de donner place à une société qui est caractérisée par l’égalité de statut et de privilèges des deux communautés linguistiques officielles. Il faut espérer que la complaisance ne fera pas obstacle aux réformes qui sont encore nécessaires. Il faut espérer que les membres des deux communautés linguistiques feront preuve de l’ouverture d’esprit nécessaire pour ajuster le système aux conditions réelles dans lequel il évolue. Cet ouvrage est un outil indispensable à cette fin. Il faut en remercier Michel Doucet.