Enjeux juridiques de l’affaire sports-études à Ottawa : Conseil des écoles publiques de l’est de l’Ontario
La Cour supérieure de l’Ontario vient d’accorder une injonction au Conseil des écoles publiques de l’est de l’Ontario (CÉPEO) afin de permettre aux jeunes étudiantes et étudiants du programme sports-études de l’École Louis-Riel d’Ottawa (capitale du Canada) de participer à des compétitions sportives interscolaires de haut niveau1. Après avoir résumé brièvement le litige, la présente note explore ses enjeux.
Les faits et la décision en quelques mots
Tout a commencé quand une société sans but lucratif incorporée, la Ontario Federation of School Athletics Association (Fédération des associations sportives des écoles ontariennes – OFSAA), a été créée pour réglementer, organiser et tenir des compétitions sportives pour les jeunes athlètes de haut niveau qui étudient dans des programmes sport-études dans les écoles de l’Ontario. En 2012, l’OFSAA a modifié ses règlements : désormais, les athlètes devaient résider dans la « zone de fréquentation » de leur école pour être admissibles à participer aux compétitions régionales ou provinciales. La zone de fréquentation est le territoire desservi par l’école. En vertu du nouveau règlement, si une école n’a pas de zone de fréquentation, l’élève est alors présumé relever de l’école la plus proche de son domicile. Or les écoles relevant du Conseil scolaire public de l’est ontarien n’ont pas de « zone de fréquentation ». L’école publique secondaire Louis-Riel, qui relève dudit Conseil, est la seule école de l’Ontario qui offre un programme de sport-études. Résultat : le programme accueille plusieurs élèves qui ne sont pas domiciliés à proximité, et qui sont donc présumés, en vertu du nouveau règlement, relever d’une école proche de leur résidence mais éloignée de l’école Louis-Riel. Ces élèves n’étudient pas dans l’école la plus proche de leur domicile : ils ne sont pas qualifiés pour participer aux compétitions organisées par l’OFSAA. Le CÉPEO prétend qu’une grande partie de ses élèves (91 en 2015) inscrits au programme sport-études ne pourraient pas participer aux compétitions d’élite. Ils devraient soit s’inscrire dans une école de langue anglaise, soit s’inscrire en français mais renoncer à ces compétitions, ou abandonner le programme sport-études. Selon les demandeurs, cela crée une discrimination inconstitutionnelle, puisque le règlement de l’OFSAA n’a pas cet effet auprès des écoles de la majorité anglophone : il y a suffisamment d’écoles de langue anglaise offrant le programme, et suffisamment d’élèves, pour permettre une participation utile à ces événements. Des francophones pourraient sacrifier leur langue pour participer à des programmes de compétition sportive; d’autres maintiendraient leur inscription au programme en français mais au détriment de leur participation à ces compétitions de haut niveau, ce qui diminuerait la qualité de leur expérience éducative globale. D’autres enfin abandonneraient le programme sport-études, ce qui pourrait en menacer l’existence même; or si le programme disparait, ce serait pour les jeunes Franco-ontariens la perte d’une opportunité de bonifier leur expérience éducative, opportunité pourtant accordée à la majorité.
La Cour a accordé une injonction en attendant la résolution du litige sur le fond. Elle a appliqué les trois critères habituels dans ce cas : 1) y a-t-il une question juridique sérieuse? (oui, il s’agit des droits scolaires constitutionnels des minorités linguistiques); 2) Le préjudice subi sera-t-il irréparable si l’injonction n’est pas accordée? (Oui, les élèves francophones seront privés de la participation aux compétitions sportives de haut niveau, tant que le règlement s’applique, et cela aura un effet sur les inscriptions au programme lui-même); 3) la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle le demandeur, ou le défendeur? (ici, elle favorise les demandeurs, puisque les élèves sont désavantagés tandis que la suspension du règlement et la participation de ces jeunes ne cause pas de préjudice important à l’OFSAA). L’injonction est donc accordée, les règlements de l’OFSAA sont suspendus pour les demandeurs, la situation pré-2012 prévaut. Les jeunes de Louis-Riel pourront s’inscrire aux compétitions de l’OFSAA en attendant l’issue du litige.
Les enjeux de l’affaire
En droit canadien, une injonction interlocutoire ne vise qu’à préserver une situation en attendant qu’un jugement tranche le litige de manière définitive. Or cette affaire a mis en cause l’application de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés à une entité privée comme l’OFSAA et l’inclusion de la participation à des compétitions sportives de haut niveau dans le concept d’ « instruction dans la langue de la minorité ». Elle a aussi permis d’appliquer le concept d’ « équivalence » de la qualité de l’expérience éducative dans un contexte différent de celui des édifices et des équipements physiques.
Une question n’a cependant pas encore été résolue par la Cour : celle de la responsabilité juridique et constitutionnelle du ministère de l’Éducation, un des défendeurs à la cause.
L’application de l’article 23 à l’OFSAA
L’OFSAA plaidait qu’à titre d’entité privée, elle n’avait aucune responsabilité à l’égard de la Charte canadienne,qui ne s’appliquerait pas à elle. La Cour a conclu que le ministère avait délégué des responsabilités à l’OFSAA et que la loi scolaire elle-même autorisait les conseils scolaires, qui dirigent cette entité, à offrir leurs installations en vue d’activités sportives. Ainsi, l’OFSAA était assujettie au respect de l’article 23 et ses règlements pouvaient être scrutés pour analyser leur effet sur la mise en œuvre des droits qui y sont reconnus. Cette conclusion confirme la tendance récente à étendre la portée de la Charte à des organismes privés qui mettent en œuvre un programme gouvernemental 2.
L’inclusion des compétitions sportives de haut niveau dans la notion d’instruction
Jusqu’ici, la jurisprudence a porté beaucoup d’attention aux établissements et aux installations physiques comme les gymnases, les cafétérias, les salles de cours, les laboratoires. Cette affaire représente l’une des premières occasions d’explorer la notion même d’instruction. Selon la Cour supérieure de l’Ontario, l’instruction ne se limite pas à la présence en salle de classe, ni aux activités strictement pédagogiques. Aux paragraphes 57 à 59, la Cour précise que les programmes de sport-études et même les compétitions sportives interscolaires du genre de celles qui sont en cause ici, font bel et bien partie de la notion d’ « instruction » telle que reconnue à l’article 23. Il y a ici un élargissement de la notion d’instruction comme on la concevait traditionnellement, un élargissement propre à englober non seulement le sport, mais toute activité parascolaire significative, comme la musique et la participation à des compétitions nationales ou internationales d’ensembles à vent et d’orchestres scolaires, les sciences et la participation aux expo-sciences, et aussi d’autres formes d’instruction qui ne sont pas dispensées aux élèves de manière traditionnelle, comme l’enseignement à distance, en ligne, ou les services adaptés aux élèves à besoins spéciaux. Elle vise aussi le transport scolaire, comme la Cour supérieure de l’Ontario l’a établi dansClermont3. Cette conclusion était nécessaire pour octroyer une injonction, car la preuve prima facie que plusieurs élèves n’ont pas accès aux compétitions et que cela pourrait entraîner une baisse significative des inscriptions à l’école – et donc un accroissement des pressions assimilatrices – conduit à une violation potentielle de l’article 23. La question de savoir si l’article 23 s’applique à ce genre d’activités nous semble une pure question de droit, et elle a été tranchée. À moins d’un appel, elle ne devrait plus être remise en cause.
La qualité de l’instruction
La preuve par affidavit soumise lors de la requête a permis à la Cour de conclure qu’à première vue, l’école allait subir une baisse importante de clientèle en raison de l’application de ce règlement, et que cela représentait une violation prima facie de la qualité d’éducation telle qu’elle doit maintenant être interprétée depuis l’arrêt Rose-des-vents, où la Cour suprême du Canada avait conclu que la qualité devait s’évaluer en fonction de la perspective des minoritaires et qu’ « On examine ensemble les facteurs pertinents pour décider si, globalement, l’expérience éducative est inférieure au point de pouvoir dissuader les titulaires de droits d’inscrire leurs enfants dans une école de la minorité linguistique » [nous soulignons]4. Au procès, l’OFSAA cherchera peut-être à discréditer cette preuve ou l’affaiblir, puisque le fardeau de preuve est plus élevé pendant un procès que lors d’une requête en injonction. Il appartient aux demandeurs de démontrer l’effet du règlement non seulement sur les élèves présentement inscrits au programme sport-études, mais aussi de son effet probable sur l’évolution des inscriptions. En ce sens, le précédent de Rose-des-vents s’avère précieux, puisque les parents avaient réussi à convaincre la Cour que la baisse des inscriptions découlait de la piètre qualité des installations matérielles, ce qui mettait en danger l’application du droit par le « nombre qui justifie » tout en constituant en soi une violation du concept d’équivalence de l’expérience pédagogique, un concept désormais intégré aux droits protégés par l’article 23. Mais les défendeurs peuvent chercher à contrer cette preuve lors du procès.
De plus, les défendeurs pourraient tenter de plaider que le règlement représente une limite raisonnable au sens de l’article premier, quoiqu’il est difficile de concevoir comment la privation d’importants droits scolaires des minorités en raison d’une règle relative à la résidence des élèves, qui ne semble obéir à aucun objectif gouvernemental suffisamment important pour justifier une atteinte à des droits aussi fondamentaux, peut représenter une « limite raisonnable dans une société démocratique ».
À la lumière de ces deux précédents que sont Rose-des-vents et l’injonction CÉPEO, la tâche ne sera pas facile pour les défendeurs. Somme toute, la décision conduira peut-être les défendeurs à réaliser la difficulté qu’ils pourraient éprouver, au procès, de réussir à faire renverser les conclusions du juge de l’injonction interlocutoire. Il serait préférable que l’OFSAA réalise que son règlement a des effets délétères sur la minorité francophone de l’Ontario et qu’elle consente à exempter les conseils scolaires francophones de son application.
La responsabilité de la ministre de l’Éducation
Le juge de l’injonction mentionne que le ministère de l’Éducation, agissant au nom de la ministre qui détient les pouvoirs juridiques en vertu de la Loi sur l’Éducation5, entend présenter une requête pour que la poursuite soit abandonnée contre lui. Selon le ministère, l’OFSAA est une entité autonome sur laquelle il n’exerce aucun contrôle et à l’égard de laquelle il ne peut prendre aucune décision; par conséquent, toute violation de l’article 23 ne peut relever de sa responsabilité. Le seul fait qu’il finance l’OFSAA ne suffit pas, selon lui, à engager sa responsabilité.
Or le juge de l’injonction a mentionné que l’OFSAA agissait en vertu d’une délégation du ministère : « Il parait que le MÉO a délégué à l’OFSAA la responsabilité de gérer le programme athlétique interscolaire dans l’ensemble de la province et d’agir à titre de coordonnateur, régulateur et organisateur »6; de plus, il a constaté que la Loi sur l’éducation déléguait aux conseils scolaires, qui dirigent effectivement l’OFSAA, le pouvoir de mettre en place des activités sportives7. La ministre, agissant par ses fonctionnaires, demeure la grande responsable de l’instruction dans la province, un mandat qu’elle reçoit du législateur et qu’elle doit exercer conformément aux droits constitutionnels : « Le ministre a l’obligation d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à ce que prévoit la Charte »8. Si la délégation est prouvée, alors le ministère pourrait la révoquer ou menacer de retirer son financement; il pourrait aussi donner des directives aux conseils scolaires, qui composent le conseil d’administration de la Fédération. Bref, le ministère dispose de moyens juridiques d’intervention.
Cependant, la pertinence de la question du partage de la responsabilité pour la violation de l’article 23 semble avalisée par la Cour suprême et cette question n’est ni vaine ni déplacée. En effet, dans le long et coûteux litige opposant le Conseil scolaire francophone de Colombie-Britannique au gouvernement de la province, le juge du procès a scindé les procédures en étapes : en premier lieu, la détermination d’une violation de l’article 23; puis une détermination du partage des responsabilités entre le gouvernement et le Conseil scolaire; enfin, le choix et l’octroi d’une réparation, s’il y a lieu. Or dans Rose-des-vents,la Cour suprême du Canada fait allusion à ce découpage et l’approuve. Elle en justifie la pertinence en ces termes :
L’imputation d’une responsabilité pour la violation en cause ne peut avoir lieu qu’à la prochaine étape de l’instance. Le partage de la responsabilité permettra de déterminer sur qui repose le fardeau de justifier la violation de l’art. 23 si l’on invoque un argument relatif à l’article premier. De même, la responsabilité serait fort probablement partagée avant que des ordonnances de réparation sur le fond ne soient rendues 9.
Le partage des responsabilités doit donc s’effectuer pour identifier sur qui reposerait le fardeau d’invoquer l’article premier et pour adapter les réparations imposées à chacun des défendeurs. La stratégie gouvernementale consistant à nier toute implication pour imputer la violation des droits des parents à d’autres intervenants du milieu scolaire comme les conseils scolaires, eux aussi détenteurs de pouvoirs délégués par la loi 10, ou une entité privée comme l’OFSAA en l’espèce, n’est pas assurée de réussir à tout coup. Elle conduira les tribunaux à s’interroger sur l’étendue du rôle du gouvernement dans la mise en œuvre de l’article 23 dans chacun des cas soumis à son attention. Mais une telle question devrait se régler au procès et non lors de l’audition d’une requête en radiation, pour permettre le dépôt d’une preuve complète. Il ne suffit pas de s’en laver les mains en disant : « je ne peux rien faire » ou « je n’ai rien à voir avec cette décision ». Il faut le prouver et en convaincre la Cour. Conclusion
L’affaire CÉPEO mérite d’être suivie avec attention puisqu’elle représente un précédent à plusieurs égards et qu’elle permet aux tribunaux de clarifier plusieurs enjeux. L’extension de la garantie de l’article 23 à d’autres formes d’instruction que la seule présence en classe ouvre des portes, tout comme le fit l’extension de la notion de service public de l’article 20 de la Charte à d’autres formes de services gouvernementaux que l’appel téléphonique, le remplissage de formulaires ou la visite au comptoir (on pense à l’interaction entre policiers et prévenus au bord de la route, à l’inspection sur place, aux appels radio de la garde côtière, à la conception et la livraison de programmes gouvernementaux et bien d’autres). L’extension de l’application de l’article 23 à des entités privées peut aussi exercer une influence sur la portée de l’article 20; elle déclenche aussi une réflexion sur la responsabilité réelle des gouvernements dans la mise en œuvre de l’article 23. L’injonction ne représente que la première manche.
1Conseil des écoles publiques de l’est de l’Ontario c ministère de l’Éducation de l’Ontario ,2015 ONCS 5328 [CÉPEO].
2 Ibid aux para 40-45.
3Clermont c Consortium de transport scolaire d’Ottawa ,2014 ONCS 948, tel que cité dans CÉPEO, ibid aux para 41 et 50; voir aussi l’affirmation dans CÉPEO, ibid au para 50que la Cour suprême a présumé, dans Arsenault-Cameron, que l’article 23 s’appliquerait au transport scolaire : « la Cour suprême a statué que les modalités de transport doivent parfois satisfaire aux exigences de l’article 23 ».
4Association des parents de l’école Rose-des-vents c Colombie-Britannique , 2015 CSC 21 au para 59, tel que cité dans CÉPÉO, supra note 1 au para 57 [Rose-des-vents].
5 LRO 1990 c E-2, art 2(2) : « Le ministre dirige le ministère et en a la responsabilité ».
6 CÉPEO, supra note 1 au para 59.
7Ibid aux para 46-49.
8Arsenault-Cameron c Ile-du-Prince-Édouard , [2000] 1 RCS 3 au para 30; citations omises.
9Supra note 4 au para 79.
10Commission scolaire francophone du Yukon c Procureure générale du Yukon ,2015 CSC 25 au para 74.