Légiférer sur l’usage des langues dans le secteur privé : des enjeux de droit constitutionnel et administratif au Canada
Le Québec est la juridiction canadienne qui intervient le plus fortement pour réglementer l’usage des langues dans le secteur privé. Or deux nouvelles récentes retiennent l’attention et mettent en jeu des principes de droit constitutionnel et administratif dans un contexte de gestion des langues par le droit.
Les marques de commerce en anglais
Dans un premier temps, la Cour d’appel a confirmé une décision de première instance voulant que l’Office québécois de la langue française (OQLF), l’organisme qui est chargé de la mise en œuvre de la Charte de la langue française du Québec1, n’avait pas le pouvoir en vertu de cette loi de se livrer à la pratique d’imposer aux commerces qui utilisent une marque de commerce anglaise l’ajout d’un générique en français2. Essentiellement, la loi permet aux commerçants de se servir d’une marque en anglais3, mais l’Office estimait que le commerçant devait y ajouter un descriptif ou un générique en français (« Les restaurants » MacDonald; « Les magasins au détail » Wal-Mart; etc.). Elle avait donc émis des constats d’infraction contre plusieurs géants du commerce au détail qui utilisent des marques en anglais et les affichent. Ceux-ci avaient contesté leur avis d’infraction en plaidant que la loi n’exigeait rien de la sorte. La Cour d’appel avait confirmé que la loi et son règlement ne pouvaient, en effet, s’interpréter comme permettant d’imposer cette exigence d’un descriptif en français. Dans la foulée de cette décision, qui ne fait appel à aucun droit constitutionnel mais se borne à interpréter la loi, le gouvernement a annoncé qu’il modifierait le règlement sur le commerce adopté en vertu de la Charte de la langue française en vue d’imposer explicitement aux commerçants utilisant une marque dans une langue autre que le français, l’ajout d’un descriptif, un slogan ou un générique en français4. Or une telle modification législative fait intervenir deux enjeux de droit constitutionnel canadien : le fédéralisme et les droits fondamentaux.
Les marques de commerce en anglais
Dans un premier temps, la Cour d’appel a confirmé une décision de première instance voulant que l’Office québécois de la langue française (OQLF), l’organisme qui est chargé de la mise en œuvre de la Charte de la langue française du Québec1, n’avait pas le pouvoir en vertu de cette loi de se livrer à la pratique d’imposer aux commerces qui utilisent une marque de commerce anglaise l’ajout d’un générique en français2. Essentiellement, la loi permet aux commerçants de se servir d’une marque en anglais3, mais l’Office estimait que le commerçant devait y ajouter un descriptif ou un générique en français (« Les restaurants » MacDonald; « Les magasins au détail » Wal-Mart; etc.). Elle avait donc émis des constats d’infraction contre plusieurs géants du commerce au détail qui utilisent des marques en anglais et les affichent. Ceux-ci avaient contesté leur avis d’infraction en plaidant que la loi n’exigeait rien de la sorte. La Cour d’appel avait confirmé que la loi et son règlement ne pouvaient, en effet, s’interpréter comme permettant d’imposer cette exigence d’un descriptif en français. Dans la foulée de cette décision, qui ne fait appel à aucun droit constitutionnel mais se borne à interpréter la loi, le gouvernement a annoncé qu’il modifierait le règlement sur le commerce adopté en vertu de la Charte de la langue française en vue d’imposer explicitement aux commerçants utilisant une marque dans une langue autre que le français, l’ajout d’un descriptif, un slogan ou un générique en français4. Or une telle modification législative fait intervenir deux enjeux de droit constitutionnel canadien : le fédéralisme et les droits fondamentaux.
Dans la fédération canadienne, les marques de commerce relèvent de la compétence exclusive du législateur fédéral5. Les provinces ne peuvent donc pas légiférer sur ces marques. En vertu de la nouvelle jurisprudence sur le partage des compétences, elles peuvent cependant affecter l’exercice d’une compétence fédérale quand elles exercent leurs propres pouvoirs6. La limite de cette intervention réside dans l’interdiction qui leur est faite d’entraver l’exercice par le Parlement canadien de sa propre compétence. La modification au règlement devra donc s’ancrer dans une compétence québécoise (probablement, le commerce local), et ne pas entraver le cœur, le noyau, les aspects essentiels de la compétence fédérale sur les marques de commerce. Ainsi si l’on juge que le règlement modifie la marque, ou entrave son utilisation, ou la dilue, il se pourrait que la Cour juge que la modification est inapplicable.
L’autre aspect constitutionnel porte sur la liberté d’expression. La Cour suprême du Canada a eu l’occasion de se pencher sur la langue de l’affichage commercial et a statué qu’il est contraire à la liberté d’expression protégée par l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés d’imposer le français sur les affiches commerciales7; il est tout aussi contraire à cette liberté d’y interdire l’usage de toute autre langue8. Néanmoins, il est raisonnable, dans une société démocratique, d’imposer l’usage du français, langue menacée et fragile en Amérique du Nord; mais il n’est pas raisonnable d’interdire toute autre langue. L’affichage fait partie du « paysage linguistique », un élément fondamental de l’aménagement des langues. En ce sens, selon la Cour, l’objectif de valoriser le français est suffisamment important pour déroger à la liberté d’expression et l’imposition du français sur les affiches commerciales est proportionné à cet objectif. Par contre, l’interdiction de toute autre langue excède la proportionnalité : on peut atteindre l’objectif de valoriser le français en exigeant sa « nette prédominance », sans aller jusqu’à l’interdiction totale de toute autre langue. Qui plus est, la Cour d’appel de l’Ontario a récemment jugé que l’exigence d’un affichage commercial bilingue français/anglais imposé par certaines municipalités dans l’est de la province, s’il violait la liberté d’expression protégée par la Charte canadienne des droits et libertés, se justifiait par le fait que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada9.Or le projet de modification consisterait non pas à imposer l’usage du français, mais à imposer l’usage d’un générique ou descriptif en français, ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose. Cette exigence s’apparente plus aux mises-en-garde obligatoires sur les produits du tabac, qui furent en leur temps jugées contraires à la liberté d’expression mais conformes aux limites raisonnables10. Le fait que la loi maintient le droit d’afficher une marque unilingue dans une langue autre que le français tout en exigeant un descriptif en français pourrait donc s’avérer raisonnable pour rencontrer l’objectif de protéger la langue française au Québec, surtout dans le contexte où la loi viserait des géants mondiaux du commerce de détail.
La langue de travail
La seconde affaire porte sur la langue au travail. L’article 46 de la Charte de la langue française interdit aux employeurs d’exiger la connaissance d’une langue autre que la langue officielle (le français) dans un recrutement, sauf si cette connaissance est nécessaire pour l’emploi. En cas d’allégation de manquement à cette obligation, il est possible de loger une plainte devant un arbitre du travail qui la tranchera en fonction des conventions collectives et de la loi. Selon la nouvelle jurisprudence de droit administratif, les sentences arbitrales sont généralement à l’abri de la révision judiciaire, sauf si elles sont « déraisonnables »11. Cette règle de révision judiciaire a pour but de préserver l’autonomie des arbitres et respecter leur champ d’expertise. Or voici que la ville de Gatineau, voisine d’Ottawa, a annoncé un poste de commis aux finances exigeant le bilinguisme français/anglais. La raison invoquée par la ville est que le poste nécessite un contact avec la population dont une certaine proportion est anglophone. Le syndicat a logé une plainte et l’arbitre a interprété le mot « nécessaire » d’une façon restrictive : la connaissance de l’anglais ne serait nécessaire que si une loi d’ordre public conférait un droit aux personnes d’être servies en anglais (ce qui n’est pas le cas) ou si la connaissance de l’anglais était requise pour exercer les fonctions rattachées au poste, par exemple la traduction (ce qui n’est pas le cas non plus).
En révision judiciaire devant la Cour supérieure, la ville a plaidé entre autres que les arbitres examinant l’article 46 avaient des opinions divergentes autour du sens à donner au mot « nécessité » et que certains considéraient que si le ou la titulaire du poste est en contact avec un public anglophone, l’exigence devenait « nécessaire ». La Cour supérieure a statué que les divergences d’opinion entre arbitres ne constituaient pas en soi un motif de révision judiciaire et que, conformément aux principes de droit administratif, l’interprétation donnée ici n’était pas « déraisonnable »12. La ville a annoncé qu’elle ferait appel et la Cour d’appel du Québec vient de donner la permission d’appel13.
L’enjeu de cette affaire porte sur les règles d’interprétation à donner aux droits linguistiques dans le secteur privé : si on leur applique les mêmes notions que pour les langues officielles, les droits linguistiques s’interprètent selon leur objet, qui est l’épanouissement des minorités linguistiques14. Si par contre on considère que la « nécessité » est une exception à la règle, on interprète les exceptions de manière restrictive15. Cela soulève aussi la question de savoir si les anglophones de Gatineau sont une « minorité » en ce sens, puisqu’ils sont majoritaires en Amérique mais minoritaires dans la ville. De plus, la Cour d’appel devra statuer sur la légalité de l’interprétation restrictive de l’arbitre : est-ce une interprétation « raisonnable », que le texte peut supporter? Ou une interprétation qui ne peut pas s’appuyer sur une lecture cohérente du texte? Si on envisage la mesure non plus comme une restriction à un droit de gérance dans l’optique du droit du travail, mais plutôt comme une mesure d’équilibre entre la promotion du français et l’« esprit de justice et d’ouverture » manifesté par le préambule de la Charte de la langue française16, l’interprétation restrictive pourrait s’avérer déraisonnable, non parce qu’elle diffère de l’interprétation plus libérale adoptée par certains arbitres, mais parce qu’elle ne s’accorde pas avec les règles usuelles d’interprétation en matière linguistique.
Les tentatives de légiférer concernant l’usage des langues dans le secteur privé soulèvent donc des considérations qui mettent en jeu des principes fondamentaux de droit constitutionnel et de droit administratif, rendant la ligne entre le droit public et le droit privé plus mince et poreuse que ne l’enseignent les manuels de droit classiques! Ces affaires mettent aussi en lumière, une fois de plus, l’importance des règles d’interprétation en matière de droits linguistiques et de réglementation des langues par le droit.
1Charte de la langue française ,LRQ c C-11 [CLF].
2Québec (Procureure générale) c Magasins Best Buy ltée, 2015 QCCA 747 [Best Buy].
3CLF , supra note 1, art 58, 63; Règlement sur la langue du commerce et des affaires,C-11 r 9, para 25(4)
4 « Couillard pourrait resserrer la Loi 101 pour mettre au pas les grands détaillants », 29 avril 2015, en ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2015/04/29/004-affichage-francais-couillard-loi-jugement-anglais.shtml [accès 20 septembre 2015].
5Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 RCS 302.
6Banque canadienne de l’Ouest cAlberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 RCS 3.
7Ford c Procureur général du Québec, [1988] 2 RCS 712, 54 DLR (4e) 577.
8Devine c Procureur general du Québec, [1988] 2 RCS 790, 55 DLR (4e) 641.
9 Paragraphe 16(1) de la Charte canadienne des droits et libertés; Gaganov c Russell, 2012 ONCA 409, 293 OAC 340.
10RJR Macdonald c Canada, [1995] 3 RCS 199, 127 DLR (4e) 1.
11Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].
12Gatineau c Turcotte, 2015 QCCS 3066, [2015] JQ no 6123 (QL).
13 « Bilinguisme à Gatineau : La Cour d’appel entendra la ville », en ligne : http://www.lapresse.ca/le-droit/actualites/ville-de-gatineau/201509/17/01-4901606-bilinguisme-a-gatineau-la-cour-dappel-entendra-la-ville.php [accès 22 septembre 2015]. La permission d’appel a été accordée le 16 septembre 2015.
14R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768, 173 DLR (4e) 193.
15Dunsmuir, supra note 11 au para 43.
16Best Buy, supra note 2 aux para 7 et 8.