Michel Doucet, initiateur de modifications législatives
INTRODUCTION
Mentionner à propos d’un professeur de droit ayant exercé sa carrière pendant plus de trente ans qu’il est l’auteur d’une longue liste de publications peut paraître chose banale et sembler presque aller de soi. Mais là où Michel Doucet se distingue et prend rang au sein d’un tout petit groupe illustre d’universitaires est que, quittant par moments l’enclave confortable de l’enseignement et de la théorie juridiques, il s’est aventuré à plaider lui-même plusieurs causes qui ont eu pour effet d’améliorer grandement la vie de citoyens et de communautés de langue officielle en situation minoritaire. Cela dit, il se démarque principalement, comme nous le verrons, de par son rôle remarquable d’initiateur de nombreuses modifications législatives.
Et si certaines d’entre elles ont découlé d’un concours de circonstances, d’autres s’expliquent uniquement par son engagement personnel et par sa contribution éclairée à la reconnaissance des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick.
Et si certaines d’entre elles ont découlé d’un concours de circonstances, d’autres s’expliquent uniquement par son engagement personnel et par sa contribution éclairée à la reconnaissance des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick.
I – LE CAS DE L’ARTICLE 28.1 DE LA LOI SUR LES LANGUES OFFICIELLES (2002)
L’article 28.1 de de cette loi du Nouveau-Brunswick prévoit à l’égard des institutions gouvernementales une offre active de services au public dans la langue officielle de son choix; en voici la teneur :
Il incombe aux institutions de veiller à ce que les mesures voulues soient prises pour informer le public que leurs services lui sont offerts dans la langue officielle de son choix. | An institution shall ensure that appropriate measures are taken to make it known to members of the public that its services are available in the official language of their choice. |
Si pareille obligation paraît tomber sous le sens, elle porte toutefois en elle des conséquences concrètes décisives pour la minorité linguistique. Son élément clé vise à exempter la minorité linguistique du lourd fardeau d’avoir à demander à chaque fois au prestataire de chacun des services gouvernementaux de le recevoir dans la langue de la minorité, en l’occurrence le français. L’effet psychologique positif indisputable est qu’il permet au membre de la communauté linguistique minoritaire de constater, à cet égard, du moins, qu’il vit sur un pied d’égalité avec les locuteurs de la langue majoritaire et, de ce fait, de reconnaître qu’il est un citoyen à part entière et que sa langue est pourvue d’une valeur suffisante, laquelle justifie légalement son emploi au sein de l’appareil gouvernemental. Bref, et par voie de conséquence, l’obligation d’offre active devient ni plus ni moins la pierre angulaire de la déclaration portant que l’État est devenu officiellement bilingue. En effet, l’État qui s’est doté de plus qu’une seule langue officielle a pour conséquence inévitable l’obligation d’offre active. Manifestation claire de l’adoption de deux langues officielles, son effet se fait aussitôt sentir sur les locuteurs minoritaires. Sans offre active, l’État se déclare, certes, officiellement bilingue, mais sans s’engager à modifier tant la structure que le fonctionnement de ses institutions. L’offre active sous-entend effectivement que le gouvernement veillera à ce que ses employés qui interagissent avec le public soient bilingues afin d’offrir aux citoyens le choix de la langue employée dans leur interaction.
Toute recherche juridique concernant l’article 28.1 fait nécessairement apparaître que, n’ayant jamais fait l’objet d’un litige, cette disposition législative a néanmoins suscité au regard de sa stricte observation plusieurs plaintes auprès du Commissariat aux langues officielles. Dès son premier rapport annuel en 2003, le Commissaire écrit :
Toute recherche juridique concernant l’article 28.1 fait nécessairement apparaître que, n’ayant jamais fait l’objet d’un litige, cette disposition législative a néanmoins suscité au regard de sa stricte observation plusieurs plaintes auprès du Commissariat aux langues officielles. Dès son premier rapport annuel en 2003, le Commissaire écrit :
[…] constatant la fréquence des plaintes en matière d’offre active de service, le commissaire a décidé d’en faire part à tous les sous-ministres et administrateurs généraux des institutions et de leur rappeler l’importance d’une application rigoureuse de l’article 28.1 de la Loi en ce qui a trait à l’offre active. Les réactions à cette invitation ont été des plus positives.
Bien que les réactions aient été positives, les actions, elles, n’ont pas subséquemment suivi et l’offre active de service a continué depuis son adoption de s’exposer à de nombreuses plaintes, comme en témoignent tous les rapports annuels du Commissariat. D’ailleurs, le Rapport annuel de 2015-2016 qualifie de trompeuse l’offre active émanant de la société Alcool Nouveau-Brunswick : les employés saluent les clients en leur disant « Hello, Bonjour », mais ce sont des unilingues anglophones incapables pour la plupart d’offrir leur service dans les deux langues officielles1.
Si cette disposition n’a jamais constitué le fondement d’un litige, ce n’est guère en raison de son manque de violation, mais plutôt du fait que les dommages causés par son non-respect ne sont pas tangibles. Ils relèvent plutôt de l’ordre du psychologique et, donc, par extension, de l’assimilation. L’absence d’offre active réelle oblige le citoyen bilingue à accommoder les institutions. Or, comme le juge en chef Richard de la Cour du Banc de la Reine, tel était alors son titre, l’affirme dans l’affaire Gautreau c. Nouveau-Brunswick :
Si les langues ont un statut égal il faut par conséquent conclure de la nécessité d’une offre active. C’est une question de dignité, de fierté et de respect mutuel des individus de la société. Il ne peut être accepté d’encourager et de justifier des normes différentes d’une langue à l’autre2.
Autrement dit, si l’État reconnaît plus d’une langue officielle sur son territoire, le moins qu’il puisse faire en guise de respect mutuel des citoyens (et non de respect dû à la minorité!), est d’offrir à ceux qui se présentent aux bureaux des institutions étatiques le choix de la langue officielle qu’ils souhaitent employer dans leur interaction avec ses fonctionnaires.
*
* *
* *
La numérotation du nouvel article 28.1 indique clairement qu’il s’agit d’une modification, plus précisément d’une adjonction. Effectivement, le projet de loi de la Loi sur les langues officielles de 2002, à sa première lecture3, ne prévoyait pas d’article 28.1, ni ne faisait mention de l’offre active de service dans la langue de son choix.
Le parti de l’opposition de l’époque souhaitait également contribuer à la rédaction du projet de loi. Il a fait notamment appel à Michel Doucet, lequel s’est empressé de souligner à juste titre que l’obligation d’offre active ne figurait pas sous la rubrique Communication avec le public et qu’il y eût tout lieu de l’ajouter, ce qui a été fait! Michel leur a transmis une ébauche du texte qui allait devenir l’article 28.1.
Voilà comment l’article 28.1, dont la portée s’avère on ne peut plus significative, a vu le jour. En outre, elle transforme fondamentalement la dynamique psychologique qui s’opère dès lors entre l’État et le citoyen qui, parlant une langue officielle minoritaire, communique avec les institutions gouvernementales.
J’adore ce bref historique parce qu’il se trouve dépourvu de tout romantisme. La notion d’offre active de service est inscrite dans la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick non pas parce que le gouvernement était conscient qu’elle devait s’y retrouver aussi bien au profit de la minorité linguistique que dans le cadre législatif d’une province officiellement bilingue, mais bien parce que le parti de l’opposition a voulu proposer une modification au projet de loi menant à cette nouvelle loi du Nouveau-Brunswick. Il importe de connaître cet historique et de le célébrer puisqu’il montre également que les membres de la minorité eux-mêmes doivent prendre en charge leurs droits linguistiques et éviter de se fier au gouvernement pour qu’il veille au respect de leurs intérêts. S’agissant de l’offre active de service, Michel veillait au grain, heureusement, étant bien au fait de la teneur du projet de loi : attirant d’entrée de jeu l’attention sur pareille lacune grave, il a permis que cette modification conserve tout son poids et profite d’emblée à la minorité linguistique de la province.
Ainsi, l’article 28.1 constitue un exemple de modification législative à l’égard de laquelle Michel a exercé une influence significative, mais, il faut le dire, en raison dans une certaine mesure d’un concours de circonstances. Cela dit, dans d’autres circonstances, eu égard notamment à l’article 41.1 de la Loi, la modification législative constituait essentiellement le but de la démarche judiciaire.
II – L’ARTICLE 41.1 DE LA LOI SUR LES LANGUES OFFICIELLES
L’article 41.1 a été ajouté à la Loi sur les langues officielles en 2013 lorsque le gouvernement du Nouveau-Brunswick a modifié la Loi à la suite d’un processus de révision, lequel était prévu dans la Loi elle-même. Cela dit, cette adjonction n’a vraisemblablement pas résulté de la bonne volonté du gouvernement. Dans le projet de modification de la Loi qu’il avait rédigé à la suite d’un colloque4, l’Observatoire international des droits linguistiques proposait qu’il y soit prévue une disposition concernant les associations professionnelles. Le tableau suivant présente en regard la proposition de l’Observatoire et la disposition que le législateur a adoptée.
Proposition de l’Observatoire | Modification apportée |
51(1) Les services et les communications avec le public ou ses membres, ainsi que les examens, cours ou programmes relatifs à la permission d’exercer une profession , de même que les enquêtes relatives aux plaintes portant sur la conduite d’un membre d’une association professionnelle doivent être offerts, donnés, produits et tenus dans la langue officielle choisie par le membre ou le candidat et nul ne doit être défavorisé en raison de son choix [nous soulignons]. 51(2) L’audition d’une plainte portant sur la conduite d’un membre d’une association professionnelle se déroule dans la langue officielle choisie par le membre. Le ou les membres du tribunal ou du comité devant entendre l’affaire, ainsi que les représentants de l’association professionnelle, doivent être en mesure de comprendre, sans l’aide d’un interprète ou de toute autre technique de traduction simultanée ou d’interprétation consécutive, la langue officielle choisie par le membre. 52 Sont exclues de l’application de l’article 51 les associations professionnelles créées sur une base linguistiquement distincte. | 41.1(1) Dans le présent article, « association professionnelle » s’entend d’une organisation de personnes qui, par loi provinciale, est habilitée à admettre, à suspendre, à expulser ou à diriger des personnes dans l’exercice d’une profession. 41.1(2) L’association professionnelle fournit à ses membres dans les deux langues officielles les services réglementaires [nous soulignons]. |
Les deux dispositions sont bien différentes l’une de l’autre. La proposition de l’Observatoire prévoit que les services ou les communications avec le public ou les membres se feront dans les deux langues officielles, tandis que le législateur a limité aux membres seulement l’étendue des services offerts dans les deux langues officielles et précisé que seuls étaient visés les services réglementaires, à savoir ceux qui étaient définis par règlement. Aucun règlement n’ayant été pris à ce sujet, la disposition était vide, à toutes fins utiles, et ne produisait aucun effet contraignant quel qu’il fût sur les associations professionnelles de la province.
En 2015, l’article 41.1 de la Loi sur les langues officielles sera de nouveau modifié à la suite d’une poursuite intentée contre le gouvernement du Nouveau-Brunswick et le Collège des psychologues du Nouveau-Brunswick. Cette modification résultait toutefois d’une démarche orchestrée dont l’un des buts visait l’adoption de la modification que l’on trouve aujourd’hui dans la Loi, qui est rédigé comme suit :
41.1(1) Dans le présent article, « association professionnelle » s’entend d’une organisation de personnes qui, par loi provin-ciale, est habilitée à admettre, à suspendre ou à expulser des personnes relativement à l’exer-cice d’une profession ou à leur imposer des exigences à l’égard de cet exercice. 41.1(2) Lorsqu’elle exerce l’un quelconque des pouvoirs menti-onnés au paragraphe (1), l’association professionnelle : a) dispense dans les deux lan-gues officielles les services et les communications liés à cet exercice; b) s’agissant de son pouvoir d’imposer des exigences, s’assure que quiconque peut satisfaire à ces exigences dans la langue officielle de son choix. 41.1(3) Nul ne peut être défavorisé du fait qu’il a exercé son droit de choisir la langue officielle dans laquelle il satisfait aux exigences qu’impose l’asso-ciation professionnelle. 41.1(4) L’association professi-onnelle offre au public ses services et ses communications dans les deux langues officielles. | 41.1(1) In this section, “professional association” means an organization of persons that, by an Act of the Legislature, has the power to admit persons to or suspend or expel persons from the practice of a profession or occupation or impose require-ments on persons with respect to the practice of a profession or occupation. 41.1(2) When a professional association exercises a power referred to in subsection (1), the professional association (a) shall provide services and communications related to the exercise of that power in both official languages, and (b) with respect to its power to impose requirements, shall ensure that a person is able to fulfil those requirements in the official language of his or her choice. 41.1(3) No person shall be placed at a disadvantage by reason of exercising his or her right to choose an official language in which to fulfil requirements imposed by a professional association. 41.1(4) A professional associ-ation shall offer its services and communications to members of the public in both official languages. |
Madame X, l’instigatrice de la poursuite, avait échoué l’examen d’admission, lequel était offert en français, mais dans une traduction boiteuse, les documents préparatoires n’étant disponibles qu’en anglais. Étant d’avis qu’elle ne devait pas être désavantagée du fait de la langue officielle de son choix, elle a sollicité les services de Michel Doucet et de Michel Bastarache. Ces derniers ont accepté pareille demande, mais, exceptionnellement, exigé que, dans la mesure où le gouvernement ou l’association professionnelle en cause souhaitait en arriver à une entente amiable, elle n’abandonnerait pas la poursuite tant et aussi longtemps que la disposition de la Loi sur les langues officielles ne serait pas modifiée pour refléter les obligations imposées aux associations professionnelles en tant qu’entités exerçant des fonctions gouvernementales.
Alors que la majorité des avocats se contenteraient normalement de régler de façon satisfaisante le dossier de leur client, Michel Doucet et Michel Bastarache étaient conscients de l’objectif plus large touchant dans son ensemble la communauté de langue officielle en situation minoritaire et n’acceptaient de représenter Madame X que s’ils réalisaient leur mission et obtenaient du législateur la modification de la Loi ou, de la cour, une décision judiciaire.
La modification de la Loi a notamment permis à d’autres personnes confrontées à des problèmes semblables, par exemple au sein de l’Association des infirmières et infirmiers du Nouveau-Brunswick, de porter plainte auprès du Commissariat5. En effet, la modification n’a pas que permis à des gens de porter plainte, mais a permis au commissaire de constater qu’il y avait davantage de ressources de disponibles en anglais qu’en français : « [l]’examen NCLEX-RN n’existe pas en vase clos. Les facteurs liés à l’examen, notamment les ressources en matière de préparation, doivent aussi être pris en considération »6. S’appuyant sur le paragraphe 41.1(3) de la Loi, la commissaire a conclu que la plainte était fondée, puisque les francophones qui choisissaient de passer l’examen en français étaient défavorisés en raison de ce choix, contrairement à ce que prévoit ce paragraphe de la LLO7.
Pareille démarche a également été adoptée tant dans le dossier du découpage de la carte électorale au Nouveau-Brunswick, lequel a conduit à la modification de la Loi sur la délimitation des circonscriptions électorales et la représentation8 , que dans le dossier qui a abouti à l’adoption d’une modification de la Loi sur les régies régionales de la santé et à la reconnaissance d’une régie régionale francophone et d’une régie régionale anglophone9.
CONCLUSION
De toute évidence, la contribution de Michel Doucet à l’expression des droits linguistiques au Canada est exorbitante du rôle que remplissent normalement les professeurs de droit. Ses travaux de recherche ont produit des avancées marquantes et peu nombreux sont ceux qui peuvent à bon droit s’enorgueillir d’un tel apport individuel et collectif comme l’attestent, notamment, ces modifications législatives.
* LL.M. et agent de projet à l’Observatoire international des droits linguistiques et à l’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick.
1 Commissariat aux langues officielles, Rapport annuel 2015-2016 à la p 68.
2 101 RNB (2e) 1, [1989] AN-B no 1005 (QL).
3 PL 64, Loi sur les langues officielles, 4e sess, 54e lég, Nouveau-Brunswick, 2002, en ligne : <http://www1.gnb.ca/legis/bill/editform-f.asp?ID=134&legi=54&num=4>.
4 Colloque intitulé « Examen de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick – révision de 2012 », les 19 et 20 novembre 2010, à Moncton.
5 Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, Rapport d’enquête – Allégations de lacunes dans la prestation de services et le traitement des membres du public désirant procéder en français , 2018.
6 Ibid à la p 17.
7 Ibid à la p 20.
8 PL 47 - Loi modifiant la Loi sur la délimitation des circonscriptions électorales et la représentation , 1re sess, 58e lég, 5 juin 2015.
9 PL 58 – Loi relative à la langue et aux services de santé, 4e sess, 56e lég, 16 avril 2010.